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Dialogue sur un arbre

Par X. de la Vega, C. A. de la Sierra et R. Obregon (correspondants)

Alors qu'un grand scepticisme régnait sur la perspective d'avenir de l'EZLN, les rebelles viennent de faire un nouveau pied de nez à la technologie militaire du pouvoir : la consultation a été un succès et installe les zapatistes au coeur du débat national.

« Imagine un arbre au tronc puissant qui se divise en de nombreuses branches. Ces branches, couvertes d'une multitude de feuilles, s'entremêlent et nous enveloppent. Nous sommes dans l'arbre et nous sommes perdus, nous ne voyons pas, nous ne nous voyons pas. Cet arbre a aussi de longues racines qui avancent sous le sol. Nous, les zapatistes, avons compris qu'il fallait sortir du feuillage et s'attaquer aux racines. Alors, dans notre coin, nous avons commencé à les couper. Il faut que chacun fasse de même, que chacun dans son coin se mette à couper les racines de l'arbre. Jusqu'au jour où tous ensemble nous pourrons abattre le tronc. » Daniel, qui me raconte cette parabole, est le responsable agraire d'un village de 120 familles ­ l'une de ces communautés qui, obéissant à l'ordre du sous-commandant Marcos, se sont repliées dans la montagne pendant un mois, lors de l'offensive de l'armée fédérale en février.

Daniel appartient aux bases d'appui de l'EZLN. Dans les paroles de cet homme simple et affable, mais sachant à chaque instant où il met les pieds, on retrouve la détermination, l'ambition, l'audace qu'on lit dans les communiqués et les initiatives du mouvement. Fiers d'être zapatistes, fiers de cette armée rebelle, leur armée, dont ils parlent avec tendresse, ces hommes et ces femmes sont déterminés à aller jusqu'au bout. « Ce sera dur, me dit Daniel, sans doute allons-nous affronter encore de nombreuses privations, mais nous avons promis que nous ne flancherions pas. » Comme l'exprime bien l'image de l'arbre, les zapatistes se sont clairement fixé un but, qu'ils savent ne pas pouvoir atteindre seuls. Quand je lui demande son sentiment à propos de la réaction des autres Etats mexicains, Daniel me répond par une projection. Il me dessine un arc de cercle traversé d'une ligne droite : « Tu vois, me dit-il, l'arc de cercle représente les limites du territoire zapatiste, le trait, la route qui y pénètre. Lors des offensives de janvier 1994, nous avons libéré ce territoire, en repoussant le gouvernement hors de ces terres, et lui en fermant l'accès. C'est ce qui doit survenir avec les autres Etats : ils doivent libérer leurs terres ; ainsi peu à peu l'arc de cercle se déplacera, jusqu'à parvenir au coeur du pays. »

Vocation nationale

Dès leur insurrection, les zapatistes se sont trouvés dans une situation toutà fait inédite. L'EZLN, émergeant dans l'un des Etats les plus reculés du Mexique, apparaît comme un mouvement essentiellement régional, si l'on considère ses bases d'appui, et incarnant un certain particularisme ­ indien, dans un pays qui se conçoit comme fondamentalement métis ­ mais réussit par la force de son discours, à s'imposer comme un mouvement à vocation nationale, visant un changement profond à l'échelle du Mexique.

La question devient rapidement : comment ce mouvement, porté par un peuple entier, celui des cañadas, mais sévèrement circonscrit, puis harcelé, par une bonne moitié de l'armée fédérale, va-t-il matérialiser le courant de sympathie qui s'est manifesté au sein de la société mexicaine ? Comment, depuis le fin fond de la forêt Lacandone, mettre au travail tous ces gens qui se reconnaissent dans la lutte des zapatistes et libérer tous ensemble le Mexique de l'emprise de l'autoritarisme ? Le simple fait de se poser cette question révèle en soi une audace inouïe. Les zapatistes ne l'ont pas simplement formulée, ils lui ont inventé des réponses, lancées les unes après les autres, à la manière de feux d'artifice, sous les yeux de centaines de milliers de Mexicains.

L'étoile de la consultation

L'une de ces fusées, la consultation nationale pour la paix et la démocratie, réalisée le 27 août dernier, éclaire encore le ciel mexicain après plusieurs semaines. A la suite de la Convention nationale démocratique (CND) qui, après avoir réuni, le 8 août 1994, 6 000 délégués venus des quatre coins du Mexique, a fini par éclater, déchirée par les sempiternels conflits de clans de la gauche mexicaine, les zapatistes ont lancé en juin dernier l'idée d'un référendum adressé à l'ensemble des Mexicains, ainsi qu'aux réseaux de la solidarité internationale. Le but annoncé de l'opération était de consulter les bases d'appui nationales et internationales du mouvement afin de décider de son devenir, à un moment où le dialogue engagé avec le gouvernement, dans des conditions pour le moins difficiles, pose cette question avec acuïté. Cependant les zapatistes visaient plus encore.

« Nous ne nous voulons plus seulement des sympathies », lance Marcos dans la première interview qu'il ait accordée depuis l'offensive de février (1). Aux diffamateurs officiels, aux sceptiques de tout poil et aux esprits légitimement critiques, le sous-commandant répond en dévoilant sans détour les intentions de l'EZLN. « Nous pensons qu'un aspect très important de la consultation va être la mobilisation nécessaire à sa réalisation, j'oserais même dire que, plus qu'une grande quantité de bulletins dûment remplis, une part notable de son succès proviendra de cela... En ce sens, nous pensons que si pour l'EZLN le fait de remettre une partie importante de son destin entre les mains de la société civile constitue un pas important, il s'agit d'un pas encore plus important pour la société civile elle-même. (...) Cette société civile doit se voir dans un miroir, le miroir de sa propre capacité d'organisation, de sa capacité à dialoguer avec elle-même », dit Marcos dans la vidéo destinée à promouvoir la consultation et diffusée sur écran géant sur la place du Zocalo, à Mexico, le 8 août 1995.

Le oui de la société civile

La réponse de la société civile, pourtant usée, découragée par les divisions des organisations populaires, les inerties dues à des dizaines d'années de pratiques autoritaires et opportunistes au sein même de la gauche, par le naufrage de la CND, a été à la mesure des espérances des zapatistes. Les premiers surpris ont été les dirigeants d'Alianza civica, le réseau d'ONG qui avait mis sur pied la surveillance et la comptabilisation indépendantes des élections présidentielles d'août 1994 et auquel l'EZLN avait demandé de se charger de l'organisation du référendum. Un contingent de 80 000 personnes, composé en majorité de jeunes, s'est porté volontaire pour promouvoir et organiser la consultation dans les quartier et les villages.

Il s'agissait pour chacun des groupes, de faire la promotion de la consultation pendant le mois précédent l'événement, puis de tenir le bureau de vote le 27 août. « Nous ne disposions d'aucune ressource, Alianza civica n'a rien investi, nous avons tout trouvé nous-mêmes : les tracts, la sonorisation, nous avons construit nous-mêmes les isoloirs », raconte Enrique Rajenberg, qui avec un groupe d'une quinzaine de personnes a décidé de mettre en place le référendum dans la zone de l'Ajusco, située au sud de Mexico et où Alianza civica n'était pas du tout implantée.

Libertad Hernandez a, de son côté, installé une table de vote dans un quartier du centre de la capitale : « Il fallait être imaginatif, décorer notre table, trouver une façon attrayante de présenter l'affaire. A certains moments, nous nous mettions à chanter, à faire des pas de ``danzon'' dans les allées du parc dans lequel nous étions installés, afin d'attirer les gens. »

Enrique Rajenberg, professeur à l'Université nationale autonome de Mexico (UNAM), est intarissable au sujet de cet exercice démocratique : « Nous avons assisté à un degré d'organisation extraordinaire : les 12 000 bureaux de vote, répartis sur l'ensemble du pays, ont tous ouvert à temps, de 8 heures du matin à 6 heures du soir ; tout le monde a reçu ses bulletins en temps voulu, avec un formulaire de comptabilisation des votes ; chaque volontaire devait suivre une formation asurée par Alianza civica. Voilà des choses que l'on ne voit pas lors des élections fédérales... Bref, ceci n'était pas spontané : chaque participant s'est trouvé immédiatement incorporé à un réseau structuré. L'enthousiasme, le don de chacun ont été tels qu'il me semble que cet exercice recèle de grandes potentialités pour l'avenir. Chacun des groupes a beaucoup de chances de poursuivre comme noyau organisé dans une zone déterminée. »

Démocratie

Une nouvelle fois, les zapatistes sont parvenus à se poser en champions de la démocratie, répondant ainsi aux attaques du gouvernement, qui tentait de leur associer une image d'illégalité et de violence : la consultation constitue un exercice démocratique sans précédent au Mexique. Le mouvement a établi des liens plus étroits que jamais avec la société civile mexicaine, en particulier avec Alianza civica, dont l'indépendance, le caractère non partisan et la crédibilité sont indiscutables. A cette organisation, ainsi qu'au million de Mexicains qui se sont prononcés en majorité pour que l'EZLN se transforme en une force politique nouvelle et indépendante (voir encadré), les zapatistes doivent désormais rendre des comptes. C'est ce que leur a rappelé Alianza civica, demandant au mouvement de se prononcer clairement sur la manière dont ils entendent agir en fonction des résultats (2).

La participation au référendum s'est élevée à 1 088 000 personnes, chiffre qui paraît faible par rapport au nombre d'inscrits sur les listes électorales, soit environ 40 millions, ou si on le compare au taux de participation aux élections présidentielles de 1994, soit près de 80 %. Cependant, il est abusif de mettre en regard des élections fédérales, annoncées par l'ensemble des chaînes de télévisions et des stations de radio, avec un référendum organisé sans aucune ressource publique et, pour l'essentiel, ignoré par les médias. Mis à part les efforts de quelques radios et d'une poignée de journaux d'opposition, la campagne a reposé exclusivement sur le travail de fourmis de milliers de citoyens bénévoles.

Une bonne participation

Les organisateurs expriment leur satisfaction et insistent sur le fait que la consultation a obtenu une participation deux à quatre fois plus importante que les deux référendums organisés antérieurement par des organisations indépendantes. La consultation très médiatisée que le gouvernement a proposée au sujet de son Plan national de développement, n'a attiré que 500 000 Mexicains.

En lançant la consultation, l'EZLN entendait peser sur les discussions de San Andrés Larrainzar, Chiapas, qui avaient repris entre les rebelles et l'Etat, sans que la moindre avancée ne survienne. Les zapatistes ont, dès le départ, exigé que figurent au sein des négociations des thèmes nationaux, tels que la réforme du système politique ou la question de la réforme de l'article 27 de la Constitution (3). Le gouvernement s'est de son côté employé à peser de tout son poids militaire ­ menant une véritable « guerre de basse intensité » ­ et médiatique pour isoler les zapatistes et les contraindre à réduire la portée des discussions aux questions régionales. L'apport essentiel de la consultation est d'avoir immergé le dialogue avec les zapatistes au coeur de la société mexicaine. En liant intimement, grâce au référendum, la question du devenir des zapatistes à celle des réformes politiques, économiques et sociales nécessaires, l'EZLN a demandé à la population de se prononcer sur le rôle que doit assumer ce mouvement dans le processus de transition vers la démocratie et plus largement dans la définition des orientations que devra suivre le pays.

Selon Enrique Calderon Alzati, responsable au sein de Alianza civica de la comptabilisation informatique des résultats, le référendum « a permis que les citoyens expriment leur opinion sur le conflit chiapanèque et de savoir combien ont adopté la cause zapatiste comme leur ». Par ailleurs, les citoyens ont exprimé que « la solution au conflit doit emprunter une voie pacifique ».

« Le gouvernement et surtout la société mexicaine ont compris que l'EZLN est une force politique qui dispose d'une présence nationale et entretient un dialogue constant avec la société, sympathisants et non-sympathisants confondus », remarque pour sa part Inti Muños, jeune membre de la CND et promoteur de la consultation.

Le gouvernement ne s'y est d'ailleurs pas trompé. Quelques jours avant la reprise du dialogue de San Andrés, le président Zedillo a accepté, suite a une proposition de la Commission de concorde et de pacification (Cocopa), intégrée par des parlementaires de plusieurs partis politiques, que l'EZLN puisse participer au Dialogue politique national, entre les principaux partis et le gouvernement, et s'incorporer à la table de négociation sur la réforme de l'Etat. Cette concession, accompagnée d'un notable changement de ton du gouvernement, le ministre de l'Intérieur soulignant notamment que « la solution du problème chiapanèque passe nécessairement par celle des grands problèmes nationaux » (4), a précédé une ferme volonté du pouvoir d'accélérer les négociations, qui semblent, cette fois, véritablement en chantier.

L'EZLN incontournable

L'invitation faite à l'EZLN constitue une victoire politique importante pour les rebelles : elle entérine sa place dans le devenir politique et social du Mexique. Mais la portée de cette reconnaissance ne s'arrête pas là. En admettant que les rebelles ont leur mot à dire dans le Dialogue politique national, le gouvernement vient d'ouvrir une brèche dans une négociation originellement destinée à se réduire aux seuls partis politiques. Si les zapatistes, qui n'appartiennent pas à ce beau monde, peuvent y glisser leur point de vue, d'autres organisations sociales seraient parfaitement en droit de le faire à leur tour, et alors, ce Dialogue national qui n'est, selon les mots de Marcos « ni national, ni dialogue, mais en réalité un accord entre le système de parti d'Etat et des partis qui sont eux-mêmes engagés dans la lutte pour le pouvoir », pourrait devenir un dialogue véritable, incluant toutes les forces sociales du pays.

C'est le dernier coup de boutoir que la consultation a porté au régime : faire sortir le dialogue de la sphère du pouvoir et l'emplir de toutes ces voix qui, au Mexique, apprennent à s'élever librement depuis plusieurs années, et que le gouvernement prétend ignorer.

Marcos, dans un communiqué du 29 septembre, émet la réponse de l'EZLN à l'initiative de la Cocopa et annonce déjà la prochaine étape : « Il y a un nouveau pas que nous devons donner ensemble : construire nous-mêmes une grande table de dialogue sans le gouvernement. Notre idée du dialogue national n'est pas de nous assoir avec les grands messieurs de la politique nationale, mais plutôt de le faire avec la société civile. (...) Une table à laquelle participent l'EZLN et d'autres forces indépendantes comme des ONG, la Ruta-100, el Barzón, des citoyens individuels, des organisations sociales, etc. » Les zapatistes vont de l'avant, c'est une question de vie ou de mort. Il savent que c'est leur seule chance d'écarter les menaces militaires.


1) Cette interview, demandée par Marcos, a été publiée dans « La Jornada » les 25, 26 et 27 août, soit juste au moment de la « Consulta ».

2) « La Jornada », 5 septembre 1995

3) Réforme imposée en 1992 par Salinas et qui supprime le système de propriété collective de la terre.

4) « La Jornada », 30 août 1995


Encadré

Six questions pour un référendum

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