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De l'armée au front : le néo-zapatisme à la recherche de lui-même

Par Carlos Antonio de la Sierra

Où va l'EZLN ? Cette question, posée depuis deux ans et demi, rebondit périodiquement, au rythme des initiatives successives prises par les zapatistes, en réponse, et parfois par anticipation, aux positions de leurs adversaires. Les évènements des six derniers mois n'apportent pas de réponse, mais offrent de nouveaux éléments pour la reformuler.

Au cours des six derniers mois, de nombreux évènements se sont produits, d'ordres très divers et d'impact politique varié : séquestrations de membres de la classe possédante, conflits post-électoraux, excès en tous genres de l'appareil policier, qui a provoqué massacres et affrontements (comme lors de la répression des manifestations d'enseignants), occupations de puits de pétrole au Tabasco, désaccords entre les partis politiques sur la réforme de l'Etat, sans oublier l'apparition d'un mystérieux animal prédateur, appelé Chupacabras, qui évoque les vampires par les marques de morsure au cou qu'il laisse sur le bétail.

Tous ces faits, dont certains, comme le conflit électoral de Huejotzingo, dans le Puebla, ont été résolus dans le cadre de la « concertation » entre le PRI et le PAN, ont un dénominateur commun : la violence sous diverses formes, qui tente de se présenter comme l'exercice légitime de la force publique.

A l'inverse, la violence potentielle contenue dans le face à face de deux armées - l'armée fédérale et l'EZLN - dans l'Etat du Chiapas a jusqu'à maintenant été endiguée. L'EZLN, depuis son insurrection du premier janvier 1994, a toujours recherché une solution politique au conflit.

Le bilan des six premiers mois de 1996 pourrait tenir en une formule ambiguë, et bien mexicaine : ni avancée, ni recul. Deux ans après le début du conflit, l'EZLN lançait la quatrième déclaration de la forêt lacandonne, par laquelle elle annonçait la création d'un Front zapatiste de libération nationale (FZLN), défini comme « une organisation civile et pacifique, indépendante et démocratique, mexicaine et nationale, qui lutte pour la démocratie, la liberté et la justice au Mexique », et comme « une force politique dont les membres ne détiennent ni n'aspirent à détenir de fonction élective ou de poste gouvernemental, à quelque niveau que ce soit. Une force politique qui n'aspire pas à la prise du pouvoir. Une force politique qui ne soit pas un parti politique » (1).

La réaction de la vieille gauche mexicaine, qui avait sympathisé dès le début avec la rébellion zapatiste, a été plutôt mitigée, allant du désappointement à la désapprobation. Tout en considérant qu'il s'agissait d'un pas en avant, elle y vit une proposition « inconsistante, inadaptée et erronée ». Il lui semblait qu'une organisation politique ne cherchant pas le pouvoir et trouvant ses origines dans la Convention nationale démocratique (CND) et le Mouvement de libération nationale (MLN), tous deux proposés par l'EZLN, ne recevrait pas l'appui populaire et, de façon générale, sèmerait la confusion parmi les citoyens, qui ne pourraient que se demander quels sont les objectifs de l'EZLN, s'il ne s'agit de former ni un parti, ni la branche politique d'une organisation armée.

Il faut d'abord se remémorer la capacité d'anticipation sur les évènements dont a fait preuve l'EZLN depuis janvier 1994. Au Mexique cette qualité s'appelle madruguete, c'est-à-dire surprendre politiquement ses opposants. La création du FZLN a surpris tout le monde. Il s'agit d'une expérience inédite qui renouvelle complètement la notion de gauche et remet en question le concept même de démocratie. La proposition zapatiste revient à mettre en cause la conception selon laquelle la démocratie se définit par la recherche du pouvoir à travers la participation à des élections libres censées dégager une majorité au sein du peuple. Pour les zapatistes, la démocratie ne consiste pas dans la recherche du pouvoir gouvernemental pour changer les choses, mais dans la mise en place d'une organisation toujours plus profonde et active de ce qu'il est convenu d'appeler la société civile, et dans l'implication de cette dernière dans la vie publique. Le discours de l'EZLN vise à la constitution d'un « interlocuteur multiple » apte à saisir les problèmes du pays et capable de se convertir en un acteur décisif de la vie publique.

Discours à clefs

L'une des clefs d'intelligibilité du discours zapatiste, qui a quelque chose à voir avec le nom d'EZLN est que, de même que le Zocalo de Mexico s'est une fois rempli du cri « nous sommes tous Marcos », tous les mexicains sont zapatistes depuis 1910 et, par là même, tous également révolutionnaires. L'identification avec l'EZLN est rendue possible non par l'adhésion spontanée des gens à ses idéaux, mais en raison de la disposition psychologique créée par ses seules initiales. De là vient qu'on puisse considérer le zapatisme comme la première révolution du XXIe siècle. Il ne s'agit pas d'une guerrilla, mais d'une révolution qui en dernière instance cherche des solutions politiques (2).

En ce sens, il n'est pas indifférent que les deux principaux partis politiques rivaux, le PRI et le PRD, revendiquent et reprennent à leur compte, dans leurs programmes, les prémisses de base de la révolution de 1910, même si, dans le cadre de l'affrontement idéologique en cours au sein du PRI, on a pu observer un inquiétant virage à droite. De son côté, Marcos a affirmé que « si l'EZLN échouait, c'est la paix qui échouerait » (3). A la mi-1996, il est encore trop tôt pour parler de succès ou d'échec.

La proposition théorique de l'EZLN est novatrice mais, ainsi qu'il advient souvent, la pratique est quelque peu éloignée de la théorie. La convocation pour la création du FZLN, ou les tables rondes comme le Forum national indigène, qui s'est tenu en janvier, ont connu une assistance clairsemée, et leur répercussion au niveau national n'a pas été à la hauteur des attentes initiales. L'écart est grand entre la sympathie que suscite l'EZLN, et la participation active aux initiatives politiques lancées par les zapatistes. Seul un groupe relativement restreint d'intellectuels, d'universitaires, de militants et d'ONG, s'est montré intéressé à participer au FZLN. Des groupes indépendants, comme celui des débiteurs d'El Barzon (4), ou le syndicat de la défunte Ruta 100, ont manifesté leur solidarité avec les zapatistes, mais ne se sont pas engagés activement à leurs cotés (5).

Réponse minimale

Il faut dire que l'appel des zapatistes à la formation du FZLN date du mois de janvier dernier, et qu'elle commence tout juste à se discuter vraiment à Mexico. Du 21 mai au 11 juin s'est tenu le forum intitulé « Pour construire le Front », au cours duquel ont été discutées les questions liées à sa création, et a été élaboré un premier bilan du néo-zapatisme depuis son surgissement, en même temps qu'étaient analysés les résultats de la première table du dialogue de San Andres Larrainzar, et du Forum national indigène. Y ont participé des universitaires et des analystes politiques comme Alfredo Lopez Austin, Octavio Rodriguez Araujo ou Luis Hernandez Navarro, des militants comme Rosario Ibarra de Piedra, des journalistes comme Herman Bellinghausen et des dirigeants étudiants comme Inti Munoz. Tous sont clairement à gauche. Cela est symptomatique, car tous ceux qui sont entrés dans la discussion ont un positionnement politique assez semblable, qui n'est pas nécessairement celui du reste de la population. Qu'on s'en réjouisse ou qu'on le déplore, cela est significatif du fait que le pouvoir de convocation de l'EZLN, l'intérêt et surtout la participation qu'elle suscite se réduisent à une petite élite. De la même façon, bien que les zapatistes aient proposé à des représentants de tous les courants idéologiques de figurer parmi leurs assesseurs, seuls ceux qui étaient marqués à gauche ont accepté. Cela signifie qu'il y a une certaine fracture idéologique entre l'EZLN et ses interlocuteurs. Il est certain que la société a accusé réception du message zapatiste, mais sa réponse est pour l'instant minimale.

Ainsi, les appels à la mobilisation de la société civile perdent de leur force, parce que même lorsque la tentative est faite d'impliquer toute la société dans la négociation avec le gouvernement fédéral, comme l'indiquait Marcos dans son message aux assesseurs pour la seconde table ronde « Démocratie et justice » (6), la réaction est restreinte.

Quant au dialogue entre les zapatistes et le gouvernement fédéral, qui au début a connu un bilan favorable, avec les conclusions, somme toute positives, de la table ronde sur les « Droits et les cultures indigènes », à la mi-février, il a rapidement buté sur des visions diamétralement opposées, les zapatistes demandant une vaste réforme de l'Etat (ils réclament une constituante), tandis que le gouvernement persiste à restreindre les négociations à des questions locales. Ainsi, après qu'il l'eût accepté dans un premier temps, le gouvernement a fait savoir, par la voix du chef de la délégation gouvernementale, Marco Antonio Bernal, qu'il n'entendait pas discuter la réforme de l'Etat avec l'EZLN à la table ronde de San Andres (7).

Dans ces conditions, les premiers accords entre les deux parties peuvent être rompus à tout moment. Il a bien failli en aller ainsi lorsque le juge de Tuxtla Guttierrez a condamné à 13 et 6 ans de prison respectivement Javier Elorriaga et Sebastian Entzin, deux « présumés zapatistes » accusés de « terrorisme, rébellion et conspiration ». Tout au long du mois de mai, la tension est montée, l'EZLN menaçant de se retirer définitivement du dialogue et reportant sa reprise. Fort heureusement, « l'angoisse de mai » a été surmontée le 6 juin, lorsqu'en appel le juge Enrique Duran Martinez a absous les accusés du délit de terrorisme, accordant la libération sans condition de Javier Ellorriaga, et imposant à Entzin une simple amende de 300 pesos, pour le délit de rébellion. Aussitôt, l'EZLN entrait en contact avec la Commission nationale d'intermédiation (Conai) pour proposer une réunion le 9 juin à la Commission pour l'entente et la paix (Cocopa).

L'opacité du réel

Les désaccords entre la délégation gouvernementale et le CCRI (8) peuvent sembler insignifiants à la lecture des relevés de conclusions. Mais ce n'est là qu'une apparence : ils sont en fait profonds, et lourds de danger, car ils portent sur la façon de voir le monde, et de mener le dialogue. Il existe un fossé d'incompréhension entre les deux parties. Par des décisions incompréhensibles ou injustifiables, le gouvernement a entravé la réalisation d'avancées substantielles de la discussion, en même temps qu'il a entretenu une guerre de basse intensité. Au-delà de ce qui est dit et transparaît dans les médias, il existe un jeu complexe d'intérêts et d'influences, entre éleveurs, propriétaires terriens, armée fédérale et partis politiques, qui contribue à l'opacité de la situation.

L'entremêlement de ces intérêts plus ou moins obscurs qui forment la trame de la réalité chiapanèque n'est pas toujours bien saisi, notamment à l'étranger, où le conflit est perçu de façon très déformée. D'un côté, il y a les efforts du gouvernement mexicain à la fois pour discréditer l'EZLN et laisser croire qu'il contrôle bien la situation. De l'autre, la vision romantique de l'EZLN à l'extérieur fait obstacle à la compréhension des causes réelles du conflit, en se focalisant sur le personnage de Marcos, poète rebelle qui recourt à l'encre et au stylo plutôt qu'aux balles et au fusil. Cette distorsion de la réalité a conduit à faire de la forêt lacandonne une sorte d'annexe d'Hollywood, un salon de réception pour artistes et intellectuels comme Regis Debray, Oliver Stone, Edward James Olmos ou Danielle Mitterrand. Cela est très bien, car comme le dit Marcos, « tant qu'ils sont ici, l'armée fédérale ne bombardera pas la forêt ». Mais en même temps, cela entretient la confusion, en faisant écran à une perception objective de la réalité chiapanèque, dans toute sa complexité. Après tout, Marcos est un stratège militaire et politique avant d'être un écrivain.

Au Mexique, il en va différemment. Le personnage de Marcos, bien qu'il continue à avoir de nombreux sympathisants, a perdu de son pouvoir de séduction, et n'est plus aussi présent dans la population. Cela est dû à Marcos lui-même et à ses efforts constants pour exposer la situation en termes littéraires.

Les perspectives ouvertes par l'irruption de l'EZLN sur la scène politique doivent être envisagées comme un long processus dont l'issue dépendra de l'évolution du pays. La « droitisation » du Mexique peut susciter une participation accrue de la société civile, dont les bénéficiaires directs seront l'EZLN d'abord, et la population mexicaine elle-même, qui se trouvera contrainte d'intervenir plus activement dans la vie publique.


(1) Proceso, N°1001, 8 janvier 1996, p. 6
(2) Voir Pablo Gonzalez Casanova, « Causas de la rebellion en Chiapas », in Perfil de la Jornada, Mardi 5 septembre 1995.
(3) La Jornada, Mercredi 10 janvier 1996.
(4) Formé au cours de l'année 1995, après la crise du peso, El Barzon est un regroupement de petits producteurs qui se sont mobilisés contre les politiques néo-libérales de l'Etat mexicain, notamment en matière financière.
(5) Certains sont engagés dans le FAC -MLN (Frente Amplio para la Construcción del Movimiento para la Liberación Nacional), cartel d'organisations très « classiste », formé il y a quelques mois et dont les relations avec l'EZLN sont ambiguës.
(6) La Jornada, mercredi 20 mars 1996.
(7) La Jornada des 10 et 20 mars 1996.
(8) Comité clandestin révolutionnaire indigène.


Encadré

Le dialogue, entre l'espoir et le gouffre
Volcans, numéro 22

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