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Ruta 100 : la route de la mort...

Par Erika Julien

L'affaire du syndicat des transports de la Ruta 100, Sutaur, est exemplaire sur les méthodes choisies par le néolibéralisme, qui tente de liquider les organisations ouvrières indépendantes. Un bras de fer qui est décisif pour le syndicalisme mexicain.

Cela fait plus de neuf mois que dure le bras de fer engagé entre les autorités de Mexico et les 14 000 travailleurs de la Ruta 100, brutalement mis à pied le 8 avril 1995. Accusé de malversations de fonds, gestion déficitaire et détournement de ressources au profit de l'EZLN, le syndicat autonome Sutaur 100 ­ qui gère le système de bus à prix réduit de la Ruta 100 ­ a été dissout, et douze de ses dirigeants jetés en prison... Les syndicalistes et leurs familles se démènent pour obtenir l'annulation de cette décision totalement arbitraire. Mais l'intransigeance des autorités montre leur détermination à faire place nette au nouvel ordre économique consacré par l'Alena (Accord de libre échange nord-américain).

A la sortie du métro, deux anciens conducteurs de bus de la Ruta 100 distribuent des tracts et font la quête pour continuer leur lutte. L'un d'eux explique : « Depuis le 8 avril 1995, nous avons été privés brutalement de notre travail. Plus de Ruta 100 ! Au début, ça a crée une sacrée pagaille ! Des millions de gens attendant le bus... La plus grande ville du monde paralysée ! La Ruta 100, c'est le bus le moins cher, les lignes qui passent dans les quartiers populaires... Finalement, ils ont réquisitionné la police et les soldats pour conduire les bus. » Aucun travailleur n'a reçu la moindre indemnité, ni salaire depuis avril. Mais depuis le début, tout le monde se serre les coudes avec une unité impressionnante.

Ils l'avaient bien mérité, leur syndicat ! Depuis 1981 ­ quand pour se débarrasser de l'épineux problème des transports populaires de Mexico, le président Lopez Portillo avait lancé l'étatisation des transports et la création de la Ruta 100 ­ les travailleurs ont construit une organisation solide. Créé en mars 1982, le syndicat Sutaur 100 est rapidement devenu puissant. Bien vite, son autonomie devint un affront à la mainmise totale du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) sur le syndicalisme officiel.

Le Sutaur 100 s'affirme comme une des plus grandes organisations ouvrières autonomes du pays. Son influence s'étend dans plusieurs Etats du centre du pays, liée à celle d'une organisation politique éminemment classiste, le Mouvement prolétaire indépendant (MPI). Le Sutaur a aussi tissé des liens importants avec d'autres syndicats indépendants, notamment celui des enseignants (SNTE-Section 9), celui des habitants des quartiers populaires (Front populaire Francisco Villa), celui des travailleurs des service de santé de l'IMSS, et celui des étudiants des lycées populaires. Cela fait déjà quelques années que le gouvernement, inquiet, tente de faire marche arrière. En 1989, Manuel Camacho, aujourd'hui figure d'ouverture du PRI, alors régent de la capitale, avait déjà essayé sans succès, de réquisitionner les biens du Sutaur 100.

Aujourd'hui, sous la pression néolibérale de l'Alena, le gouvernement voudrait faire d'une pierre trois coups : briser le meilleur exemple du syndicalisme combatif pour faire place nette aux privatisations, réorganiser les transports en faisant cadeau des concessions à ses amis millionnaires, et rompre la solidarité qui s'ébauche entre les travailleurs syndiqués de la ville et les Indiens du Chiapas. Mais les ficelles sont un peu grosses, et cette affaire met surtout en lumière la violence du « PRI-gouvernement » et la déliquescence du système.

La réorganisation des transports touche de gros intérêts, comme ceux de l'ami personnel de l'ex-président Salinas, le milliardaire Hank González, ou ceux du conglomérat Arrendadora Havre, dont dépendent environ 150 000 minibus et taxis collectifs de Mexico. Arrendadora Havre est l'une des entreprises fortement impliquées dans le krach boursier de 1987 (1). Beaucoup de choses sont troubles.

Suicidés à bout portant

L'affaire compte déjà trois morts (2) : un ministre, un procureur et un juge. Le premier, Luis Miguel Moreno, nouveau secrétaire aux transports du District fédéral, ministre, retrouvé avec deux balles dans le coeur deux jours après la dissolution du Sutaur. L'explication officielle : suicide. Le second mort est Jesus Humberto Priego Chavez, le procureur chargé de l'affaire, assassiné le 18 juin. La police judiciaire accusait aussitôt un « groupe de choc » du Mouvement prolétaire indépendant. Le troisième mort n'est autre que le juge Abraham Polo Uscanga, qui venait de démissionner, après avoir refusé de prononcer le premier ordre d'appréhension des dirigeants du syndicat, pour manque de motifs. M. Polo Uscanga venait de dénoncer les menaces de mort dont il faisait l'objet. Au mois de mai, il avait été enlevé en pleine rue, puis séquestré et brutalement battu par un groupe d'inconnus. Contre toute vraisemblance, les autorités évoquent encore le suicide. L'enquête piétine.

De leur côté, les syndicalistes ont multiplié les actions. En plus de la lutte juridique, ils ont organisé des campagnes permanentes de dénonciation, au Mexique comme à l'étranger ­ notamment aux Etats-Unis, où ils ont été reçus avec chaleur. Chaque jour, les brigades d'information se dispersent dans Mexico et dans le reste du pays. Peu de semaines se passent sans rassemblement sur le Zocalo ou manifestation sous les fenêtres de l'hôtel de ville. Les femmes et les enfants des syndicalistes se mêlent aux cortèges. La population, qui les voit avec sympathie, donne des vêtements, des cahiers, ou quelques pesos. C'est cette solidarité, aussi, qui rend possible la résistance des travailleurs et leur impressionnante fermeté.

Mais le gouvernement se montre d'une intransigeance que le FMI pourrait citer en exemple. Sa tactique ? Essayer de récupérer une partie des travailleurs, tout en harcelant les dirigeants du syndicat. En même temps, le régent de Mexico poursuit la militarisation de la capitale. Pour lutter contre « l'insécurité », il multiplie les effectifs policiers et militaires. Il vient également de proposer une nouvelle loi de sécurité publique qui permet de poursuivre en justice les mineurs. Pour « faire le ménage des rues », il envoie quotidiennement les granaderos ­ les CRS mexicains ­ déloger les vendeuses et vendeurs ambulants.

Le gouvernement continue les poursuites judiciaires envers le Sutaur 100, et le harcèlement des dirigeants, comme M. Benitez Mirón. Accusé d'avoir financé l'EZLN avec l'argent du syndicat, Benitez Mirón a vu ses comptes bancaires personnels, tout commeceux de sa famille et de ses proches, bloqués et examinés rétrospectivement depuis 1989. Il dénonce également les menaces de mort par téléphone et la surveillance permanente dont il fait l'objet de la part d'hommes vêtus en civil.

Les intentions du gouvernement ne laissent guère de place au doute, quand on sait que M. Miron fait partie de la coordination de la Convention nationale démocratique (CND), organisation de la société civile surgie à l'appel des zapatistes en août de l'année dernière. Frapper le Sutaur 100, c'est tenter de discréditer et de diviser la CND, puis de priver l'EZLN de l'un de ses principaux appuis dans le mouvement ouvrier et paysan indépendant.

En effet, si l'envoi de fonds à l'EZLN est une accusation que le gouvernement est bien en peine de prouver, il est certain en revanche que les travailleurs syndiqués et le MPI se sont montrés solidaires des zapatistes depuis que le 1er janvier 1994 a vu éclater leur lutte au grand jour. Et la solidarité est réciproque : comment pourrait-il en être autrement, quand les ennemis communs sont le néolibéralisme et l'absence de démocratie et de justice ? Au mois d'août, après un long silence, le sous-commandant Marcos adressait un message de solidarité retentissant au Sutaur 100. Avec l'humour qui le caractérise, il envoyait même de la part de l'EZLN une modeste contribution financière au syndicat ; dans le même esprit, l'EZLN avait déjà envoyé une somme symbolique à des syndicalistes italiens en grève, puis un communiqué de solidarité à la population de Tepoztlán, en lutte contre l'implantation d'un club de golf dans le village (3).

Solidarité avec les luttes

Les travailleurs du Sutaur résistent opiniâtrement et ne laissent passer aucune occasion de se joindre aux autres mouvements sociaux qui secouent le pays. Ils ont pris une part remarquée à l'immense manifestation indépendante du 1er mai (4). Ils ont ensuite appuyé de toutes leurs forces la Consultation nationale lancée par les zapatistes en juillet et août. Le 1er septembre, à Mexico, ils présidaient le contre-discours présidentiel, qui rassemblait notamment le PRD, les étudiants de l'université, les paysans du Guerrero, le mouvement des créanciers du Barzon, et les organisations de femmes des secteurs populaires.

On le voit, la lutte du Sutaur est un véritable test des capacités de résistance de la classe ouvrière. C'est un moment décisif pour montrer la force des liens qui l'unissent aux autres secteurs sociaux, eux aussi broyés par l'application de l'amère potion néolibérale. Ces liens se sont révélés puissants, et se sont même renforcés sous les attaques gouvernementales. La société, l'économie et la politique craquent de toutes parts, et « le bateau coule », comme dirait le sous-commandant Marcos. Mais le gouvernement refuse obstinément de libérer les syndicalistes emprisonnés, de revenir sur le décret de privatisation, de réembaucher les 14 000 travailleurs licenciés et de verser les salaires dus depuis le début du conflit. Ses dernières propositions, refusées par le Sutaur, consistaient à lui vendre à crédit trois des dix compagnies créées à partir de Ruta 100, ce qui ne permettait de réembaucher que 4 000 travailleurs sur 14 000, et faisait des anciens syndicalistes de petits patrons privés.

Le Sutaur 100 réussira-t-il à retourner la situation, en renforçant ses liens avec les autres luttes qui bouillonnent aujourd'hui au Mexique, devant les conséquences intolérables de l'avancée du modèle néolibéral ?


(1) Le groupe Havre faisait aussi partie des entreprises favorites de l'ancien régent de Mexico Camacho Solis. L'un de ses dirigeants, Manuel Velasquez de la Parra, s'est suicidé le 13 septembre 1994 après avoir été inculpé de fraude pour avoir maquillé des opérations boursières du groupe Havre. (2) Et peut-être six, si l'on y ajoute les suicides de Velasquez et de deux fonctionnaires proches de l'actuel régent, Oscar Espinoza Villareal, apparemment liés à des affaires de corruption dans les transports publics. (2) Voir « Volcans » n°19.


Encadrés

La mort d'un juge et Une résistance opiniâtre (Solidarité avec le syndicat de la Ruta 100).

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