Le 9 octobre 1995, le nouveau Parlement haïtien est entré en fonction. Il a fallu trois mois pour élire députés et sénateurs. Lors du premier tour, le 25 juin, les électeurs devaient en outre élire leurs conseils municipaux et locaux. Dans un grand nombre de bureaux de votes, il y a eu des irrégularités, et beaucoup d'Haïtiens n'ont pas pu voter faute de bulletins de vote ou de listes électorales. Le 13 août, le Conseil électoral, structure en principe indépendante, chargée des élections, s'est donc résolu à organiser un second tour partiel dans le quart des circonscriptions. Enfin, le 17 septembre, un nouveau scrutin départagea les candidats qui n'avaient pas obtenu la majorité absolue dès le premier tour.
Les résultats du premier tour ont été contestés par la grande majorité des formations politiques, dont la plupart s'étaient associées à la dictature. En effet, il est apparu dès le premier tour, vu le mode de scrutin en vigueur (majoritaire), qu'elles allaient se retrouver marginalisées dans le nouveau Parlement et que la plate-forme Lavalas allait récolter les deux tiers des élus.
Arguant des problèmes d'organisation du premier tour, assimilés à une fraude généralisée, la plupart des formations politiques (en général de très petits groupes) ont demandé l'annulation du premier tour, puis ont appelé au boycott de la suite du processus électoral. Cependant, la plupart de leurs candidats susceptibles d'être élus n'ont pas suivi cette consigne ! Et l'une de ces organisations, le Front national pour le changement et la démocratie, s'est scindée en deux à ce sujet. Une partie de ses membres reprochait notamment à son principal dirigeant, Evans Paul, de s'allier à d'anciens putschistes face au président Aristide et à ses partisans.
Ces élections interminables et leurs diverses péripéties n'ont guère passionné les Haïtiens. Il y eut beaucoup d'abstentions lors de chaque tour, au moins 70 % lors du dernier. Plusieurs explications ont été avancées : la place réduite occupée jusqu'à présent par les parlementaires dans la vie politique, la pauvreté du débat, la longueur du processus électoral et la confusion qui l'a accompagné, le fait qu'il était clair dès le 25 juin que les jeux étaient faits.
Parallèlement aux offensives lancées en Haïti par plusieurs formations d'opposition (qui refusent maintenant de reconnaître le nouveau Parlement), aux Etats-Unis, les républicains ont mené leur propre guérilla contre Aristide, et par ricochet contre Clinton. Tandis que des articles de presse accusaient le président Aristide de se livrer à des meurtres en série, les républicains menaçaient de couper toute aide à Haïti. Les trois millions de dollars prévus pour l'élection présidentielle sont notamment mis en cause. Face à cette menace, le président Aristide a déclaré à des journalistes : « Nous avons entendu la menace. Mais nous continuerons à faire ce que nous pensons juste de faire en tant que nation souveraine. »
Cet été, plus encore peut-être que les élections, les plans de privatisation des entreprises publiques ont fait la une de l'actualité. Depuis que, le 10 août, le Premier ministre Smarck Michel a annoncé les projets gouvernementaux, le débat sur les privatisations n'a cessé de s'amplifier. De nombreuses organisations populaires ont tenu conférences de presse et séminaires et ont publié quantité de documents. Le 11 septembre, une marche à travers Port-au-Prince a associé les revendications de justice pour les victimes de la dictature au refus des plans économiques néo-libéraux.
Le 19 septembre, jour anniversaire de l'intervention américaine, une manifestation a eu lieu à Port-au-Prince pour s'opposer à la vente des entreprises publiques, demander justice pour les victimes du coup d'Etat et, selon les termes de ses organisateurs, dénoncer « la seconde occupation d'Haïti ».
Des activités similaires se sont tenues dans d'autres villes. Des centaines de personnes sont ainsi descendues dans les rues du Cap-Haïtien le 1er et le 7 septembre. Elles protestaient contre les privatisations, la cherté de la vie, le manque d'eau et d'électricité dans leur quartier, ainsi que contre le licenciement de trois travailleurs de l'Electricité d'Haïti. Selon le syndicat de cette entreprise, qui a plusieurs fois dénoncé des actes de corruption, ces révocations préparent la privatisation.
Vu l'impopularité des projets gouvernementaux, le président Aristide essaye de s'en démarquer. Il a même menacé d'emprisonner ceux qui voudraient brader le patrimoine national. Renvoyant la balle au président, le Premier ministre rappelle régulièrement qu'il ne fait qu'appliquer une orientation qui a été décidée sans lui, plusieurs mois avant son entrée en fonctions. En août 1990, le cabinet d'Aristide, alors en exil, avait en effet présenté un plan d'ajustement structurel aux agences de financement internationales et aux pays bailleurs de fonds.
Ce 14 août, Smarck Michel a expliqué que si Haïti refusait d'appliquer le plan d'ajustement présenté en août 1990, les institutions internationales et les gouvernements étrangers risquaient fort de ne pas verser le financement promis. Or, durant l'année budgétaire 1995-1996, environ la moitié du budget en dépendra. Le 28 septembre, le Premier ministre s'est tourné vers les futurs parlementaires. S'ils ne ratifient pas le programme d'ajustement structurel, a-t-il expliqué, il y aura des conséquences graves dès le mois de novembre. En effet, les bailleurs de fonds ne verseront pas les sommes prévues. L'Etat ne pourra même pas payer les fonctionnaires et les prix s'envoleront.
Quelles que soient les arrières pensées de Smarck Michel en faisant ces déclarations alarmistes, il n'en reste pas moins qu'elles révèlent crûment le chantage scandaleux auquel est soumis Haïti : ce pays doit se soumettre aux desiderata du FMI et de la Banque mondiale, ou sinon sa population devra en payer les conséquences.
Récemment, un autre événement est venu rappeler que les institutions et les gouvernements qui se disent amis d'Haïti n'ont pas toujours les mains très propres. En octobre 1994, l'hebdomadaire nord-américain The Nation avait publié un article retentissant, où le journaliste Allan Nairn démontrait qu'une milice paramilitaire, responsable de centaines de meurtres sous Cédras, avait été créée à la demande de la CIA et d'une autre agence de renseignements. Il vient de récidiver dans le même journal à propos du cas de Marcel Morissaint. Le 4 septembre 1995, cet homme était libéré de prison alors qu'il était, entre autres, accusé de l'assassinat de l'ancien ministre de la Justice Guy Malary. Dans une interview réalisée par Nairn, le ministre actuel de la Justice, Jean-Joseph Exumé, affirme que Morissaint est sorti de sa cellule grâce à la collaboration de fonctionnaires américains. Il affirme qu'on lui a rapporté que les Etats-Unis avaient payé les frais d'avocat de Morissaint, l'avaient protégé après sa libération et avaient arrangé son départ d'Haïti. « Ils n'ont pas le droit de s'ingérer ainsi dans nos procédures », s'est plaint le ministre.
Selon Allan Nairn, Morissaint travaillait à la fois comme informateur des services américains de la lutte anti-drogue et comme homme de main de Michel François, l'ancien chef de la police. S'il n'avait pas été inopinément libéré, Morissaint devait témoigner quelques jours plus tard devant une équipe enquêtant sur les meurtres de Guy Malary et d'autres personnalités assassinées sous la dictature militaire. D'après Allan Nairn, les enquêteurs pensent que Morissaint est un témoin clé, qui pourrait les conduire « jusqu'au sommet », pour reprendre ses termes, en révélant qui avait commandité les trois meurtres. Or la CIA a parfois été accusée d'avoir trempé dans quelques-uns de ces assassinats.