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Le dilemme de la propriété

Par François Doligez

La propriété a considérablement évolué au Nicaragua depuis 1979. Les moyens mis en oeuvre par les sandinistes pour la transformer ont été divers : décrets de confiscation des biens somozistes, loi de réforme agraire de 1981 modifiée en 1986, achats de terres, occupations de fait sans intervention de l'Etat, etc. Depuis 1990, le gouvernement Chamorro a poursuivi ce mouvement en achetant des terres pour respecter ses engagements en faveur des démobilisés de la Contra. Au total près de 5 900 propriétés ­ 2,8 millions de manzanas (1 manzana = 0,7 hectares) ­ ont changé de mains, soit plus d'un tiers de la surface agricole du pays !

La légalisation de ces transformations ne s'est pas faite systématiquement. Avant les élections de 1990, en dépit de nombreux transferts, moins de 400 000 manzanas avaient été légalisées, les autres restant enregistrées au nom des anciens propriétaires. Ce fut le branle-bas de combat après février 1990 : les sandinistes appliquèrent les lois-décrets 85, 86 et 88 pour formaliser les transformations de la propriété et près de 900 000 manzanas furent enregistrées en catastrophe durant cette période. C'est à cette occasion qu'un certain nombre de biens publics passèrent aux mains de dignitaires sandinistes, dans ce qu'il est convenu d'appeler la piñata, même si certains, telle Monica Baltodano, s'entêtent à défendre la thèse qu'ils auraient servi de prête-nom pour sauvegarder l'« accumulation révolutionnaire ».

Entre 1990 et 1992, un peu plus de 500 000 manzanas furent légalisées au profit des démobilisés puis, depuis 1992, encore 200 000, la majeure partie au profit des anciens propriétaires qui réclamaient leurs terres. Un certain nombre d'entre eux, bien qu'indemnisés, rejettent les expropriations « menées sous la contrainte » et revendiquent leurs biens.

Cette interrogation sur la légitimité des acquisitions de biens durant la période sandiniste concerne aussi près de 100 000 familles en milieu urbain (maisons, lots à bâtir, etc.). En 1993, l'Assemblée nationale a voté une loi temporaire destinée à suspendre les expulsions violentes qui perturbaient directement la paix sociale. Au total, une étude récente estime qu'environ 40 % des familles nicaraguayennes pourraient potentiellement être impliqués dans des conflits liés à la propriété.

Source de conflits

De fait, les transformations de la propriété ont été remises en cause depuis 1990 sous la pression des anciens propriétaires. Dès mai 1990, deux décrets autorisaient la location des terres des fermes d'Etat à leurs anciens détenteurs, sauf si elles avaient été confisquées par les décrets anti-somozistes. L'Assemblée nationale, rapidement bloquée par un veto présidentiel et l'annulation de la Cour suprême de justice, tenta de voter en 1992 un avant-projet de loi abrogeant les décrets 85, 86 et 88 et permettant la restitution des terres. Parallèlement, la violence rurale s'accentua, se caractérisant par de nombreuses occupations - plus de 650 entre 1990 et 1992.

Les domaines de l'Etat furent progressivement privatisés. Sur les 440 000 manzanas des 594 propriétés composant les principales entreprises d'Etat (Agroexo dans la zone cotonnière d'Occident, Hatonic pour l'élevage dans le Boaco-Chontales, Cafenic dans la zone de Matagalpa-Jinotega et Chilpete dans le bassin laitier de Managua), 30 % auraient été restituées à leurs anciens propriétaires, 18 % transférées aux démobilisés de l'armée sandiniste, 20 % aux anciens contras et 32 % à leurs anciens salariés.

Entre 1990 et 1992, se mit en place un dispositif de révision de la propriété très complexe, incluant la Commission nationale de révision des confiscations (CNRC), le Bureau d'agencement territorial (OOT), l'Institut national de la réforme agraire (Inra) et le Bureau d'indemnisation (OCI).

A la mi-1994, des réclamations furent déposées à propos de 7 185 propriétés rurales (environ 2 millions de manzanas) et de 5 207 propriétés urbaines. La CNRC a statué en faveur des anciens propriétaires dans 9 % des cas seulement (1 109 propriétés). Quand le bien est occupé et ne peut être restitué, l'ancien détenteur a le choix entre une procédure judiciaire et une indemnisation calculée par l'OCI. L'OOT révise les légalisations hâtives de 1990. Sur les 112 675 demandes déposées, seuls 51 % des cas ont été tranchés.

En matière de lots urbains, 73 % des titres ont été légalisés et 7 % seulement refusés, mais 20 % des demandes restent en attente. Pour indemniser les anciens propriétaires, l'OCI a émis des bons garantis par l'Etat pour l'équivalent d'un milliard de cordobas (environ 146 millions de dollars). Mais ces bons ne valent pas grand chose et s'échangent sur le marché boursier à moins de 20 % de leur valeur nominale. Par le jeu des échanges, ils ont rapidement abouti dans une minorité de mains, certains disposant ainsi d'un véritable trésor de guerre face à l'Etat.

Pour revaloriser les bons, une loi de juillet 1994 a reconnu leur valeur comme moyen de paiement des impôts, des services publics, comme garanties bancaires ou pour acheter les actions des entreprises à privatiser.

Ce moyen de compensation constitue un véritable dilemme : pour revaloriser les bons, il faudrait en effet accélérer le rythme des privatisations (Telcor, cimenteries, etc.) au risque d'entraîner de nouveaux conflits sociaux, mais leur dévalorisation risque d'augmenter les velléités des anciens propriétaires de récupérer leurs terres par la force et donc d'activer les conflits fonciers...

Pressions américaines

Depuis 1994 le processus de révision de la propriété est aussi devenu un enjeu des relations avec les Etats-Unis. Par la voix de Jesse Helms, représentant ultra-conservateur au Congrès, relayé récemment par le nouvel ambassadeur au Nicaragua, John Maisto, le gouvernement de Bill Clinton fait pression pour que soient restituées les terres des « citoyens américains injustement expropriés », qui sont en majorité des Nicaraguayens exilés après 1979 ayant acquis la nationalité américaine.

L'amendement Helms-Gonzalez menace de suspendre l'aide des Etas-Unis aux gouvernements ne respectant pas les intérêts des ressortissants nord-américains, ces derniers réclamant des terres sur lesquelles sont installées des dizaines de milliers de familles paysannes.

La légalisation des terres vise à favoriser la mise en valeur des ressources et les investissements. Dans la logique de la Banque mondiale (BM), l'efficacité pourrait être améliorée si les droits patrimoniaux devenaient transférables à travers l'apparition d'un marché foncier. Au Nicaragua, la BM finance dans ce but un programme national de cadastre et d'enregistrement des terres. Mais dans le contexte économique actuel, la réactivation du marché foncier risque de se faire au détriment des petits paysans, affaiblis par la restriction du crédit et incapables de se porter acquéreurs.

Outre ces conflits, on observe deux tendances en matière d'évolution foncière depuis 1990. D'une part, la parcellisation quasi généralisée des coopératives de production issues de la réforme agraire, initiative spontanée des paysans qui leur permet de diversifier leurs cultures et d'adapter leur système de production à leur situation. Dans certains cas, cela entraîne un véritable processus d'accumulation en associant l'agriculture à l'élevage et la plantation d'arbres, entre autres.

Mais cette initiative n'a, jusqu'à présent, aucune reconnaissance juridique et les titres de propriété, quand ils ne sont pas au nom des anciens propriétaires, restent fréquemment collectifs. Souvent, ils sont, en plus, hypothéqués par les dettes accumulées par les coopératives, ce qui augmente encore l'insécurité sur la propriété. Celle-là, combinée à la difficile situation économique de la paysannerie, est sans doute l'un des principaux facteurs de la vente de terres, autre tendance actuellement à |'oeuvre.

Les rares études effectuées montrent par exemple, qu'à Rivas comme à Léon, près de 13 % des terres des coopératives ont été vendues. Environ 30 % des surfaces reçues par les démobilisés de la Contra auraient d'ores et déjà été vendues, les trois quarts étant achetées par de grands propriétaires locaux, des fonctionnaires, des hommes politiques ou encore des militaires.

Certains acheteurs bénéficient d'informations auprès des banques sur l'endettement des coopératives et proposent d'acheter une partie des terres pour que celles-ci puissent se désendetter. En général, le prix payé est largement inférieur au prix du marché, environ 100 dollars la manzana, soit le tiers de l'indemnisation de l'OCI ! Encore limitées en raison de l'insécurité ambiante, les ventes de terres pourraient s'accélérer rapidement si l'oligarchie y voit à nouveau une possibilité de placement sûr.

A travers l'actuel processus de reconcentration, toutes les transformations agraires des quinze dernières années seraient alors remises en cause. Avec une petite production paysanne prédominante, il s'agit pourtant là d'un des principaux atouts du Nicaragua pour amorcer sa relance économique.


Sources

« Envío » numéro 154, novembre 1994.

Iram-Euragri, « Programa de apoyo al fortalecimiento de la situación de derecho y al despegue económico en el campo », CCE, 1994.

Saldomando A., Cuadra E., « Los problemas de la pacificación en Nicaragua », CRIES, Managua, 1994.

Stanfield J. D., « Un análisis de la situación actual de la tenencia de la tierra en Nicaragua », LTC, Wisconsin, 1994.


Tableau

Évolution de la structure foncière de 1978 à 1993

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