Le peuple haïtien recommence à vivre. La peur a fait place à un sentiment nouveau de sécurité, voire de liberté, tout au moins dans les villes. On recommence à fréquenter les lieux publics, les cafés, à chanter, à danser. Certes, il y a encore des miliciens armés dans les campagnes, mais ils perdent progressivement leur pouvoir. C'est l'espoir qui domine, même s'il est tempéré, chez les plus lucides, par la certitude que le processus de reconstruction sera lent et demandera au moins dix ans.
Le mouvement Lavalas est devenu l'Organisation politique Lavalas (OPL) et se présentera aux élections. Il comprend la petite Eglise (Ti Legliz), le mouvement paysan, la petite bourgeoisie radicale, des libéraux et les « Titidistes » qui n'ont jamais été organisés, mais qui sont favorable au changement. L'OPL n'a pas de leader, sa dynamique de construction est gérée par un collectif.
Les élections, qui devraient avoir lieu fin avril, début mai, constituent un enjeu capital, et ce non seulement du point de vue politique.
Trois mille charges sont à pourvoir : sections rurales (KASEK), mairies, parlement. Ces élections peuvent changer le rapport de forces au parlement et, plus encore, représenter une mutation en profondeur de la société.
La constitution du Conseil électoral provisoire (CEP) a donné lieu à un conflit avec le Parti nationaliste révolutionnaire haïtien (PANPRA) (1) qui, de façon agressive, a déploré la présence trop importante des délégués régionaux des Gonaïves, dénonçant «les conditions irrégulières, extra-constitutionnelles » de ces nominations, allant jusqu'à parler de « coup bas envers la démocratie » (Serge Gilles), et laissant planer l'ambiguïté quant à la participation du PANPRA aux élections.
Pour les Haïtiens de la base, les grandes priorités de demain seront l'éducation, la formation des cadres, les droits de l'homme et l'éducation civique. Mais là, tout reste à apprendre.
La politique des Etats-UnisIl est difficile d'y voir clair dans la politique des Etats-Unis. Il faut distinguer les lieux de pouvoir : Maison blanche, Pentagone, Département d'Etat et CIA. Mais il y a aussi, à l'intérieur d'Haïti, des forces économiques plus ou moins liées aux Etats-Unis. Elles s'expriment parfois par des grèves larvées, comme dans les transports, dont plusieurs sociétés appartiennent aux militaires. Pour déstabiliser le système et Aristide, ils ont retiré des tap-tap de la circulation.
L'armée américaine n'a pas vraiment cherché à désarmer les « escadrons » du Front pour l'avancement et le progrès d'Haïti (FRAPH) (2).
Plus grave peut-être, on voit apparaître une multitude d'organisation non-gouvernementales haïtiennes nouvellement créées et soutenues par les Etats-Unis, ce qui représente une façon d'infiltrer pacifiquement la société civile. Certains disent même que les Etats-Unis préparent ainsi un gouvernement parallèle, ou tout au moins une société à leur solde.
La grande armée, en tant que telle, n'existe plus. Un décret paru dans la première quinzaine de janvier a créé deux commissions au sein de ce qui en reste (1 500 hommes) : la première est chargée d'étudier les modalités nouvelles, sous la responsabilité du ministère de la Défense ; la seconde doit constituer et former la nouvelle police, sous la direction du ministère de l'Intérieur.. L'armée n'a plus de quartier général. Les tristement célèbres bâtiments qu'elle occupait sont devenus les locaux du ministère de la Condition féminine. Dans la mesure où les milices n'ont plus l'appui de l'armée elles perdent leur pouvoir et leurs moyens d'action.
La place d'AristideQuant à Aristide, il est faux de dire qu'il a perdu une partie de sa popularité. Certes, ce n'est plus l'ambiance de 1990. Les gens ont beaucoup souffert. Certains ont encore peur. Il n'y a plus de grandes manifestations et, quand le président apparaît en public, il est fortement protégé et parle du haut d'une tribune fermée, derrière une vitre pare-balles. Quand il se déplace, des hélicoptères survolent son véhicule. Il y a une distance matérielle entre lui et le peuple. On ne peut plus le toucher, ni lui parler : les militaires américains n'aiment pas cela. Mais, quand il parle en public, il suscite et pose des questions, même s'il doit parler fort pour se faire entendre. Pour être sûr d'être compris, il passe facilement du créole au français ou à l'anglais et ne veut pas qu'on le traduise, de peur d'être mal interprété.
On a constaté qu'Aristide a maintenant des partisans y compris chez ceux qui le combattaient auparavant. Ce n'est pas seulement parce qu'il a changé de façon d'agir, d'analyser les situations, d'aborder les problèmes, ce qui est vrai. C'est aussi à cause de la terreur semée par les putschistes. Ainsi, un chef d'entreprise a récemment déclaré : « Je dis souvent à mes amis de droite : faites gaffe, voyez ce qu'ils ont fait. Je considère que tout cela ils me l'ont fait à moi, à mes enfants, à ma famille. Maintenant je veux me protéger. »
Certains accusent Aristide d'être prisonnier des Américains. Des habitants de Cité Soleil (le quartier le plus pauvre du pays) ont répondu à un visiteur les questionnant là-dessus : « Ce ne sont pas les gringos qui ont ramené Aristide. C'est Aristide qui a amené les gringos pour nous délivrer des tontons macoutes et de Cédras. » (3)
Malgré tous les problèmes, personne n'a encore réussi à rendre Aristide impopulaire. Il incarne le changement. Il connaît le peuple. Il n'a pas fait de politique partisane et n'a jamais participé aux magouilles politiques et financières, comme tant d'autres. C'est cela, en plus de son charisme personnel, qui a fait son prestige, et cela reste vrai.
Le problème essentiel n'est pas Aristide. Les gens qui résistent depuis 1986 veulent le changement, la justice, la participation, la démocratie. Si une autre personne incarnait tout cela elle aurait les voix de la population.
Certes, il y a des mécontents et des gens qui n'ont pas le temps d'attendre. La vie est excessivement chère, le chômage touche plus de 60 % de la population, la démobilisation des militaires et des miliciens peut entraîner une progression du banditisme. Sans parler de la drogue.
Pour faire face aux problèmes les plus urgents et lancer des travaux publics, il faut de l'argent. Or celui-ci n'arrive pas, en dépit des promesses américaines et européennes. On entend dire parfois que la lenteur de l'aide serait le résultat d'une politique délibérée des Etats-Unis pour empêcher le nouveau gouvernement d'agir et le déconsidérer aux yeux de l'opinion publique.
Que fait l'Eglise ?Très attaché à sa foi, le peuple haïtien n'en sait pas moins reconnaître, là aussi, où sont ses vrais amis, ceux de la base, tel Jean-Marie Vincent, assassiné l'an dernier. La hiérarchie de l'Eglise catholique, à l'exception de Mgr Romelus, a perdu le prestige qu'elle avait su gagner en soutenant les revendications populaires en 1984, 1985 et 1986. Son silence face à la répression et le soutien du nonce aux putschistes l'ont pour longtemps détachée des masses croyantes, qui n'hésitent pas à parler de trahison, en particulier de Mgr Gayot, président de la Conférence épiscopale. Aristide s'efforce, sans grand succès, d'améliorer les choses.
Par ailleurs, les Haïtiens se posent beaucoup de questions quant à l'absence de la France dans le processus de démocratisation et se demandent comment ils réussiront à échapper à l'emprise américaine sans diversification des aides. En particulier en matière de formation des cadres judiciaires et de formation à l'éducation civique, la France et l'Europe devraient avoir un rôle à jouer. Où sont-elles ?
1) Le PANPRA est un des deux partis haïtiens appartenant à l'Internationale socialiste.Il a participé au gouvernement de Marc Bazin sous le régime militaire.Le ministre actuel de la Fonction publique en est membre.
2) Organisation paramilitaire créée sous la dictature et appuyée par l'armée.
3) Voir in DIAL n° 1947, « La géoculture comme clé d'interprétation d'Haïti? », par Xavier Gorostiaga.
Bérets bleus et bérets verts (présence militaire nord-américaine en Haïti).