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Nouveau brasier au Guerrero

Par François Orget et Hannah Paris

L'irruption d'une nouvelle organisation armée dans les montagnes du Guerrero et de la Huasteca crée une nouvelle situation politique et militaire. Le mystère qui planait depuis fin juin sur les origines et la nature de l' Armée populaire révolutionnaire (EPR) a commencé à s'éclaircir.

Lorsqu'elle apparut pour la première fois à Aguas Blancas, dans le Guerrero, profitant de la cérémonie du souvenir organisée en mémoire des paysans massacrés un an plus tôt par la police, l'EPR s'est heurtée au scepticisme des commentateurs et des journalistes. Chez les zapatistes et dans les mouvements qui gravitent autour d'eux, le discours était unanime : « Ils doivent faire leurs preuves. » Preuve qu'ils existent bel et bien, preuve de leur implantation dans la population, preuve qu'ils ne sont pas des provocateurs manipulés par le pouvoir. Depuis la fin juin, l'EPR a multiplié les actions de « propagande armée révolutionnaire », levant ainsi les doutes sur le premier point. Il ne s'agit pas seulement d'une « pantomine » organisée par un petit groupe, mais il y a bien une organisation, présente dans au moins deux régions du Mexique, s'étendant sur une demi-douzaine d'Etats (1).

Selon la structure classique des organisations politico-militaires d'Amérique centrale et latine, l'EPR est la branche armée du Parti démocratique populaire révolutionnaire (PDPR), né le 18 mai dernier de la fusion de plusieurs groupes (2). Ce parti, dirigé par un comité central, exerce son autorité à la fois sur les militants et sur les miliciens armés. L'EPR est organisée en commandos de quatre combattants chacun, en pelotons de trois commandos, en détachements, en brigades et bataillons, selon les commandants José Arturo et Francisco, lors d'un entretien accordé début août à un groupe de journalistes de Mexico, « quelque part au coeur de la Sierra Madre orientale ».

Soigneusement mise en scène après plusieurs journées de contacts secrets et de marche, l'entrevue a eu lieu dans la Huasteca, alors que les principales actions militaires de l'EPR se sont produites dans les Etats du Guerrero et de Oaxaca, pour bien montrer que l'organisation était présente tant sur la côte Atlantique que sur la côte Pacifique. Seuls les journalistes de Proceso ont eu droit à un second entretien, dans une maison de sécurité à Mexico. Dans la Sierra Madre orientale, les journalistes ont été accueillis par une centaine d'insurgés, dont une cinquantaine d'hommes en armes. Mais les commandants n'ont pas révélé les effectifs de leurs troupes. Ils ont seulement indiqué que l'EPR était née de la fusion de quatorze groupes armés clandestins, dont le plus connu est le Procup-PDLP (3), issu de la guérilla « historique » menée au Guerrero par Lucio Cabañas dans les années 70 (4).

L'EPR est dotée d'un armement de guerre relativement moderne, notamment des AK47 (5). A la question des sources de financement de ces acquisitions, les dirigeants de l'EPR citent, à côté du soutien populaire, les rançons obtenues lors d'enlèvements de grands entrepreneurs « membres de l'oligarchie financière » et les « expropriations bancaires » (hold-up).

L'EPR affirme être passée à l'action militaire en réponse à la « guerre non-déclarée de basse intensité » déclarée par le « gouvernement de massacreurs », de façon à révéler la situation réelle du pays. Ils considèrent que là où le gouvernement réprime, il doit y avoir une réponse armée, que de nouvelles armées révolutionnaires doivent surgir car c'est l'unique issue imposée par le gouvernement. Il s'agit de « propagande armée révolutionnaire ».

L'image très militaire des commandants de l'EPR, dont font état les journalistes de Proceso, a été confirmée par la violence des actions déclenchées dans la nuit du 28 août dans les Etats du Guerrero et de Oaxaca. Dans Proceso du 25 août, les commandants Oscar et Vicente multiplient les rodomontades, déclarant qu'ils « disposent de forces fraîches dans différentes régions du pays », qu'ils sont « prêts à les mettre en action dans la mesure où le gouvernement continuera à harceler le peuple » ou répondant au ministre de l'Intérieur, qui avait déclaré savoir qui ils sont et combien ils sont : « La vérité est qu'ils ne nous ont pas frappés parce qu'ils n'ont pas pu. »

Quant au langage politique de la nouvelle guérilla, il a de fortes connotations léninistes, tranchant en cela avec le discours beaucoup plus souple de l'EZLN. Le ton de l'appel aux intellectuels à « se déterminer entre l'oppresseur et le peuple » est également très loin des appels de Marcos aux « forces de la société civile ».

L'EPR a profité de la rencontre organisée avec les journalistes pour lancer le Manifeste de la Sierra Madre orientale, dans lequel elle appelle le peuple mexicain à oeuvrer pour l'instauration d'une « république démocratique et populaire ». De nombreux éléments du programme en 45 points qui y figure sont des revendications déjà exprimées par les zapatistes ou proches de leurs exigences : formation d'un gouvernement provisoire, élaboration d'une nouvelle Constitution, autonomie des peuples indiens, redistribution des terres. Dans le Manifeste sont aussi exigées les allocations chômage, la fin des grandes exploitations agricoles, la démilitarisation du pays, le respect de la souveraineté nationale et des droits de l'homme, etc.

L'EPR appelle la population à s'organiser dans « une seule force sociale et historique pour libérer la nation mexicaine de l'Etat oppresseur », par la combinaison de toutes les formes de lutte : « économique, politique, et idéologique, légale, clandestine, électorale, parlementaire, l'action politique des masses et la lutte armée révolutionnaire ». Il en appelle également à la solidarité internationale et au respect de la Convention de Genève.

Mais plus que la liste des propositions figurant dans son programme, c'est la perspective d'ensemble tracée par l'EPR qui la distingue de l'EZLN. Alors que les zapatistes ont toujours déclaré ne pas vouloir du pouvoir, l'EPR affirme au contraire sa volonté de le prendre pour changer la société, en envisageant une « issue militaire » à la crise. S'ils reconnaissent que la verve de Marcos a donné à l'EZLN une « grande capacité de mobilisation » de la société, les commandants de l'EPR ajoutent aussitôt que « la poésie ne saurait être la continuation de la politique par d'autres moyens, et elle ne résout ni avance dans la direction que doit prendre le mouvement ». « La parole a réussi à consolider une force morale, mais si elle n'est pas soutenue par des éléments plus solides d'un point de vue théorique, politique, idéologique, elle tend aussi à s'affaiblir et à se disperser. Le défi n'est pas seulement de créer une force morale, mais aussi de la matérialiser afin qu'elle soit capable de réaliser les tâches sociales et historiques auxquelles nous sommes confrontés. »

Deux différences substantielles apparaissent donc par rapport à l'EZLN. La première concerne les justifications de l'insurrection armée et surtout le rapport à l'action militaire. L'EPR assume la lutte armée comme un moyen direct d'obtenir le changement, une option politique parmi d'autres, alors que pour l'EZLN le soulèvement n'est que le moyen de contraindre le système au changement par une voie non militaire. Autrement dit, le soulèvement zapatiste s'affirme antimilitariste.

L'autre grande différence tient à l'affirmation (par l'EPR) ou non (par l'EZLN) d'une perspective de prise du pouvoir. C'est bien sûr sur ce point essentiel que Marcos a tenu à marquer sa différence : « Vous, vous luttez pour le pouvoir. Nous, nous luttons pour la démocratie, la liberté et la justice. Ce n'est pas pareil. Nous n'avons pas besoin de votre appui, nous ne le cherchons pas et ne le voulons pas. Le seul appui que nous cherchons, que nous voulons et dont nous avons besoin, c'est celui de la société civile nationale et internationale. »

Pour le reste, Marcos a tenu à affirmer dans sa lettre « aux combattants et aux responsables de l'EPR » : « Nous ne sommes pas tombés dans le piège du pouvoir dominant qui incite à un affrontement entre la ``bonne'' guerrilla et la ``mauvaise''. Vous n'êtes pas notre ennemi, pas plus que nous serons le vôtre. Nous ne vous considérons pas non plus comme des ``rivaux dans la direction de la lutte au Mexique''. Notamment parce que nous ne prétendons pas mener une lutte qui ne soit pas celle de notre dignité. Nous ne souscrivons à aucun des qualificatifs que l'on vous appose (et que l'on nous apposait hier). » (...) Il faut s'attendre également à ce que le gouvernement durcisse encore plus son attitude à notre égard, et opte pour une solution militaire. L'opinion publique y est pratiquement préparée et nous ne nous faisons aucune illusion quant à la volonté de négociations du pouvoir. Enfin, tant pis. »

En l'état actuel des informations disponibles (début septembre, NDLR), la prudence des analyses reste de mise. La plupart des reproches ou des soupçons aujourd'hui portés contre l'EPR, l'étaient il y a deux ans contre l'EZLN, dont on disait, dans les sphères du pouvoir mexicain, qu'elle était une « organisation marxiste mal déguisée », liée au narco-trafic, voire une créature des dinosaures du PRI pour saboter la modernisation entreprise sous le sextennat de Carlos Salinas. On sait aujourd'hui ce qu'il faut penser de ces accusations... Par ailleurs, l'EPR-PDPR ne tient pas le discours sectaire et intolérant qu'avaient les groupes armés qui l'ont précédée envers les partis politiques. Elle juge simplement que la lutte politique pacifique est « limitée » et lui « paraît condamnée à l'échec si elle ne débouche que sur un accomodement avec le système politique existant ».

Quoi qu'il en soit, l'irruption de l'ERP a d'ores et déjà modifié la situation mexicaine, faisant resurgir le spectre de la guerre civile généralisée et d'un déchaînement de violence incontrôlable. Les développements trop prévisibles de la répression (6), avec la carte blanche donnée par Ernesto Zedillo à l'armée en septembre lors de son informe anual (7), pourraient rapidement fermer la voie de la négociation prônée par les zapatistes. Le risque est d'autant plus grand que le dialogue de San Andrés est aujourd'hui au point mort.

Plus que jamais, le gouvernement Zedillo donne l'impression de ne rien maîtriser, ni l'évolution de la situation économique, ni la crise du PRI, ni les scandales politico-financiers, ni la multiplication des conflits et leur gestion par son appareil répressif. L'Etat mexicain semble ainsi se décomposer.

Dans ce contexte, et sans préjuger de l'évolution prochaine des diverses luttes armées (lesquelles peuvent amorcer un rapprochement ou au contraire se disqualifier mutuellement), on peut faire du mouvement zapatiste le bilan suivant : par son habileté, par sa capacité à relancer la dynamique du dialogue et à toujours l'élargir, par la dignité de sa lutte incarnant un idéal de démocratie véritable qui lui vaut de bénéficier d'un mouvement de solidarité mondial, il est parvenu à tenir le gouvernement mexicain suffisamment en respect pour que celui-ci ne puisse ni le balayer ni l'ignorer. Mais il n'a, en revanche, pas atteint son objectif premier, qui consistait à fomenter dans l'ensemble de la société mexicaine un mouvement assez puissant pour renverser le système actuel.

Il s'est lancé, avec la proposition d'un Front zapatiste de libération nationale, dans le projet de créer cette force populaire dans tout le pays, projet qui prend effectivement forme : plus de 400 Comités civiques municipaux s'étaient déjà formés en juillet. Cette proposition secoue également toute la gauche mexicaine, contrainte à repenser son rôle et traversée de nouveaux clivages dans le paysage dessiné par le zapatisme.

La question aujourd'hui, au Mexique, impuissant à sortir de la crise et menacé de connaître une deuxième secousse financière, est de savoir si ce vaste mouvement de la société civile ­- où tous ont leur place même si les zapatistes ont été les premiers à fédérer les mécontentements tout en sortant du jeu pipé des partis traditionnels ­ aura le temps de s'épanouir et de porter ses fruits, la justice sociale et la véritable démocratie, ou s'il sera rattrapé par le chaos et le déferlement de violence où l'idéal humaniste et la volonté de concertation des zapatistes seraient emportés comme un fétu de paille.

Le calme et la maturité des zapatistes leur ont jusqu'à présent permis de tenir compte de façon nuancée tant des caractéristiques du peuple mexicain que de la situation internationale. Le mouvement zapatiste procède avec lenteur, évitant de tomber dans des situations extrêmes dont il perdrait le contrôle et que la conscience politique de la masse des Mexicains n'est pas prête à assumer.

Le gouvernement a parié sur le pourrissement du zapatisme, sans se rendre compte que la situation globale du Mexique pourrit beaucoup plus vite.


1) La région de la Huasteca, sur la Sierra Madre orientale, s'étend sur les Etats de Hidalgo, Veracruz, San Luis Potosi, Tamaulipas et Puebla.

(2) Dans un communiqué de juillet 1996, l'EPR se présente comme « une structure politico-militaire dotée d'un programme politique, d'un uniforme, de grades, d'insignes et de ``mandos responsables'' » (Paru dans « Resistencia Mexicana », seconde série, n°10, juillet-août 1996, Paris).

(3) Procup : Parti révolutionnaire ouvrier et paysan ­ Union du Peuple ; PDLP : Parti des pauvres.

(4) Parmi les treize autres groupes cités par les dirigeants de l'EPR figurent les Commandos armés mexicains, les Brigades ouvrières d'autodéfense, la Brigade ouvrière du 18-mars et la Brigade paysanne de justiciers, les Cellules communistes, l'Organisation révolutionnaire Ricardo-Flores-Magon, l'Organisation révolutionnaire armée du peuple.

(5) Ce qui leur a valu d'être soupçonnés d'être liés avec le narco-trafic, accusation qu'ils ont vivement démentie.

(6) De nombreuses arrestations ont déjà eu lieu. En outre, un certain nombre de prisonniers politiques - tous ceux du Procup, et quelques autres, dont le docteur Felipe Martinez Soriano, du Front national démocratique populaire (FNDP)- ont été transférés en quartier de haute sécurité, d'abord le 30 août à Almayola de Juarez, puis dans le Jalisco, le 5 septembre.

(7) Message annuel à la nation du président.

La plupart des informations de cet article sont tirées des numéros des 11 et 25 août 1996 de « Proceso », notamment de l'entretien accordé par les commandants José Arturo, Francisco, Oscar et Vicente à G. Correa et J. Cesar Lopez.


Encadré

Les Zapatistes se retirent des négociations
Volcans, numéro 23/numéro 9

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