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Transition et reconversion militaire au Nicaragua

Par Roberto Cajina

Nous avons résumé pour « Volcans » le rapport final sur le Nicaragua d'un séminaire organisé en janvier 1996 par le Centre régional d'études économiques et sociales (CRIES) sur les forces armées et le pouvoir civil en Amérique centrale

La victoire électorale de Violeta Chamorro ne résout pas les contradictions qui ont entraîné le conflit armé des années 80 au Nicaragua. Au contraire, elle introduit de nouveaux éléments de confrontation sur la scène politique après 1990, que ce soit au niveau de la passation des pouvoirs et de ses modalités, la démobilisation de la Résistance nicaraguayenne et la pacification du pays, l'avenir des forces armées ou la composition et le programme du nouveau gouvernement de l'Union nationale d'opposition (Uno).

La polarisation passe d'un plan militaire, avant 1990, à la scène politique où chacun fait sa propre interprétation du résultat électoral. Pour l'opposition antisandiniste, armée ou non, ce résultat induit la défaite militaire du Front, alors que les dirigeants sandinistes ne souhaitaient ni la fin de la révolution ni la perte du pouvoir. La fracture congénitale de l'Uno devient plus complexe en passant d'une alliance électorale antisandiniste à une coalition de gouvernement. Ses divisions intestines contribuent à redéfinir les rapports de force en présence. D'un côté, le conseil politique de l'Uno réunit deux tendances. L'une, formée autour du vice-président Virgilio Godoy, se radicalise et renforce ses liens avec la direction militaire de la Résistance, les représentants du patronat (Cosep) et la hiérarchie catholique. L'autre, plus conciliatrice, est représentée par la présidente et par son équipe de conseillers, mais se révèle incapable de s'imposer au sein de l'Uno. De l'autre côté de l'échiquier, la défaite électorale ébranle sévèrement la cohésion du FSLN et entrouvre les portes d'une crise interne qui débouchera finalement sur une scission fin 1994.

Dès la signature du protocole de transition, en mars 1990, les termes de l'accord sont rejetés à la fois par les radicaux de l'Uno et les fondamentalistes du FSLN. Si pour les premiers il s'agit d'un pacte avec le FSLN au détriment de la coalition, pour les seconds, les accords souscrits sont de nature à remettre en cause les intérêts défendus par la révolution. Le conseil politique de l'Uno s'emploie à utiliser la défaite électorale pour affaiblir le FSLN, en commençant par le démantèlement des forces armées. Les dirigeants sandinistes croient, de leur coté, que cette défaite ne signifie pas la fin de la révolution mais la perte du pouvoir, et que, moyennant un accord politique conjoncturel, une continuité pourrait être assurée.

Une transition unique dans l'histoire du pays

Sans être la résultante d'un consensus national, le protocole de transition représente la volonté politique de deux des trois principales forces en présence. Malgré ses limitations et en dépit des oppositions, c'est le meilleur instrument qui a pu être conçu au sein d'une société aussi polarisée. Et il est évident que sans cet accord politique minimal, les antagonismes en présence auraient provoqué une instabilité et une ingouvernabilité majeures avec des risques très forts de voir la guerre d'aggression évoluer en guerre civile et de réduire à néant tous les efforts de transition démocratique. L'émergence des recontras et des recompas n'aura été qu'une illustration à petite échelle de ce qui aurait pu se produire au niveau national.

Même si la passation de pouvoir est une routine dans une société démocratique, elle se transforme en un phénomène transcendental dans une société aussi polarisée que celle du Nicaragua où n'existe aucun précédent historique. C'est, en effet, la première fois que deux forces politiques en présence n'ont pas recours à la violence pour solder leurs différences. Mais le conseil politique de l'Uno n'accepte pas de participer aux négociations et avance la thèse de la symétrie ­ Résistance nicaraguayenne/Armée populaire sandiniste. Il conditionne la démobilisation des forces irrégulières au démantèlement des forces armées, en refusant le protocole de transition sous prétexte que ce dernier maintiendrait le bras armé du FSLN, et constituerait une trahison de la volonté populaire exprimée par les urnes.

Malgré le pragmatisme du gouvernement ne se préoccupant pas de qui dirige l'armée mais plutôt que « celle-ci soit une armée nationale, une institution de l'Etat et que les militaires doivent respecter de façon inconditionnelle la constitution démocratique », les pressions au sein de l'Uno vont provoquer la prise de distance du gouvernement face à la coalition électorale et son rapprochement du général Ortega et des secteurs modérés du Front dirigés par Sergio Ramirez. Débute ainsi une forme singulière de convergence politique, de cogouvernement, inacceptable pour les radicaux des deux bords. Le rythme de la transition va alors être marqué par cet équilibre précaire où l'armée est placée sur le fil de la balance et pour lequel son chef paiera un coût politique élevé par rapport au sandinisme orthodoxe, sans gagner aucune reconnaissance du côté des forces antisandinistes.

Dans son discours d'investiture d'avril 1990, la présidente Chamorro déclare laisser, contre sa propre volonté, le général Humberto Ortega à la tête de l'armée, préparer un plan de réduction des forces armées et sa subordination au pouvoir civil. Peu de temps auparavant, les négociations pour obtenir le départ volontaire d'Ortega avaient échoué. La destitution d'Ortega a été l'un des thèmes qui a dominé la conjoncture politique de la transition nicaraguayenne entre 1990 et 1995 et peut-être le point de consensus le plus important entre Violeta Chamorro, d'une part, et, d'autre part, le conseil politique de l'Uno, la Résistance nicaraguayenne, le Cosep, les secteurs conservateurs du Congrès nord-américain et même l'Eglise catholique. Pas un seul des conflits provoqués par les secteurs radicaux de l'Uno n'a réclamé la destitution d'Ortega, de la démobilisation de la contra entre février et juin 1990, la crise du cabinet de gouvernement en avril 1990, la rébellion des maires et députés du mouvement « Salvemos la democracia » en novembre de la même année, les crises avec le législatif lors des votes des budgets en 1990 et 1991, l'apparition des Forces démocratiques de sauvegarde nationale (FDSN), qui ont mené des activités militaires entre juillet 1990 et février 1991, le plan Helms-César, entre mars 1992 et janvier 1993, la résurgence du Front 3-80 d'août 1992 à février 1994, la crise du 2 septembre 1993 et, enfin, le débat houleux autour du code militaire entre mai et septembre 1994.

Subordination au pouvoir civil

Malgré cet état de crise permanente provoqué par les déchirements du radicalisme de droite, mais aussi de gauche (émeutes de mai-juillet 1990, apparition des recompas, apparition du groupe terroriste dénommé le Front punitif de gauche (FPI), la prise d'Esteli par des forces du FROC en juillet 1993), l'armée populaire sandiniste s'est révélée capable de mener à bien un processus intense de reconversion militaire. Mais, ce qui est peut être plus important, elle a pu également jouer un rôle déterminant dans le maintien de l'ordre constitutionnel, en assurant une stabilité relative au gouvernement Chamorro.

Il faut néanmoins faire remarquer que l'exécutif, comme l'armée elle-même, a contribué à alimenter les crises récurrentes des années 1990-1995. Dans aucun accord, du protocole de transition au discours d'investiture de la présidente ou à la réforme de la loi d'organisation militaire, référence n'est faite à la durée du mandat du général Ortega à la tête des forces armées. La présidente annonçant parfois que sa nomination était temporaire, alors qu'Ortega déclarait ouvertement son souhait de prolonger son mandat même au delà des élections de 1996.

Malgré l'extrême sensibilité du débat, chacun s'exprimait de façon irresponsable jusqu'à la déclaration officielle du 2 septembre 1993 où Violeta Chamorro annonce son intention de nommer un nouveau chef des forces armées en 1994. Mais sa volonté politique entre en conflit avec la réalité juridique. Si la subordination des forces armées au pouvoir civil est précisée dans l'accord de transition, aucune référence n'est faite sur la durée des mandats. La constitution de 1987 octroie au président le caractère de chef suprême des forces armées à titre honorifique sans inclure dans ses facultés la nomination du responsable de l'institution militaire. La réforme à la loi d'organisation militaire préparée par la présidente Chamorro en janvier 1991 signale de façon très explicite que l'attribution du conseil militaire est de proposer au président de la République de nommer ce responsable, ne lui laissant qu'un rôle d'exécutant par rapport à la volonté politique d'un corps armé collégial et auto-institué. A partir de cette crise, l'exécutif et les militaires entament des négociations qui aboutiront à une nouvelle loi militaire, votée en août 1994 et précisant que la nomination du chef des forces armées est une attribution du président de la République à partir des propositions faites par le conseil militaire et que le mandat est de cinq ans.

Sur cette base, en décembre 1994, le major Joaquín Cuadra Lacayo est nommé chef des forces armées et succède à Humberto Ortega le 21 février, date anniversaire de l'assassinat de Sandino. Comme le souligne Violeta Chamorro dans son discours lors de la passation : « Pour la première fois dans l'histoire du Nicaragua, nous avons un chef de l'armée nommé par le président de la République, à travers une loi qui régit ses fonctions militaires, son professionalisme et sa neutralité politique. » Le départ du général Ortega contribue à apaiser les tensions politiques, mais ne fait pas pour autant disparaître les contradictions de fond ni la polarisation du pays.

Acquis et limites du processus de reconversion militaire

Ce processus mené en trois ans au lieu de cinq a dépassé toutes les prévisions. Ses points les plus saillants sont les suivants. D'abord une réduction drastique des effectifs, passés de 86 810 en 1990 à 14 553 en 1994 et transformant l'armée nicaraguayenne en plus petite armée d'Amérique centrale. Menée en fonction des urgences économiques et politiques, cette réduction très rapide s'est faite sans aucune référence à une doctrine militaire et a eu pour corrolaire obligé une aggravation du chômage et un approfondissement de la crise économique et sociale du pays. Si on ajoute la démobilisation de la Résistance, ce sont plus de 100 000 chômeurs qui ont surgi comme effet résiduel de la guerre. Ensuite, le budget militaire est passé de plus de 180 millions de dollars en 1989 à 31 millions en 1995.

Si cette baisse a eu un effet positif sur les dépenses publiques, elle s'est accompagnée d'une réduction de la capacité opérationnelle de l'armée et d'une dégradation des conditions de vie des militaires. Les salaires y sont plus bas que ceux du secteur public. La fin de la tutelle du FSLN sur l'armée, même si elle n'empêche pas les militaires d'avoir des opinions politiques, mais d'être candidats à des élections, a permis de redéfinir le rôle de l'armée et a entraîné son changement de nom, d'armée populaire sandiniste à armée du Nicaragua. Même si ce dernier processus est difficile à évaluer, différents indicateurs révèlent son importance. Toutes les structures du parti, du Conseil suprême de défense de la patrie aux comités de base, y ont disparu et le concept d'éducation patriotique a été introduit dans l'enseignement militaire, en remplacement de celui d'éducation politique qui a prévalu jusqu'en 1990.

Sur la scène politique, l'engagement de l'armée et de son chef, Humberto Ortega, a cessé d'être prédominant et son successeur a maintenu une position équilibrée lors des conflits de pouvoirs provoqués par les réformes constitutionnelles. Il a également déclaré à plusieurs reprises que l'armée respectera le résultat des élections de 1996 et s'est maintenu à l'écart de la crise interne qui traverse le FSLN. Enfin, l'institutionnalisation de l'armée comme seul corps militaire reconnu sur le territoire nicaraguayen avance au plan juridique.

L'approbation du code d'organisation militaire et les réformes partielles de la constitution ont permis de mieux préciser la nature et les missions assignées à l'armée.

Différents projets de loi sur le contrôle et la répression des délits ou exactions commis par des militaires sont actuellement en discussion afin de garantir la transparence du fonctionnement de l'institution et restaurer un climat de confiance au niveau des relations entre civils et militaires.

La transition et la consolidation de la démocratie ne dépend pas exclusivement de la création d'un ministère de la défense et de la nomination de son titulaire. Mais cette dernière sera pourtant une étape importante dans le processus d'institutionnalisation de l'armée et illustrera clairement la subordination du pouvoir militaire au civil. Mais résoudre cette situation n'est pas si facile qu'il n'y paraît.

Créer un ministère de la Défense implique de disposer de moyens et de personnels civils qualifiés en matière de défense et de sécurité, ce qui semble impossible en période d'ajustement structurel et de réduction de l'appareil d'Etat. Des entités nationales telles que la commission de défense de l'assemblée, ont mis en oeuvre un programme de formation de civils avec l'appui d'organismes internationaux. Mais le résultat de tels efforts ne peut être atteint qu'à moyen terme, voire à long terme.


Volcans, numéro 22

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