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Comment l'armée haïtienne fut démantelée

Par Laurent Beaulieu

Au début du mois de juin 1996, les députés haïtiens ont voté une résolution constatant l'inexistence de l'armée. Le Sénat avait fait de même il y a déjà quelque temps. Mais rien ne dit qu'elle ne puisse, sous une forme ou une autre, renaître un jour de ses cendres.

Lorsque les marines envahirent Haïti en 1915, l'armée héritée de la lutte de libération nationale fut remplacée par un corps de supplétifs indigènes, que la Constitution de 1918 baptisa « gendarmerie ». En dépit de ses transformations ultérieures, cette nouvelle « armée » ne cessa jamais d'être une simple force d'occupation intérieure. Dans les dernières années, le gros des 7 500 soldats était concentré dans la capitale et les villes les plus importantes. Ailleurs, l'armée disposait de « casernes » et « d'avant-postes », aux effectifs très réduits. Elle servait d'appui à une sorte de police rurale. Dans chaque section rurale (500 dans tout le pays environ), l'armée nommait un « chef de section ». Cette espèce de shérif achetait sa charge, mais en échange disposait d'énormes pouvoirs, par ailleurs très lucratifs. Il s'entourait de plusieurs dizaines ou centaines d'adjoints.

Au fil des ans, les Etats-Unis ont toujours cherché à maintenir des relations étroites avec la hiérarchie militaire. Nombre des officiers qui ont dirigé le coup d'Etat de septembre 1990 étaient passés par les écoles militaires américaines. Cédras et d'autres officiers supérieurs ont émargé à la CIA. Un rapport de la CIA a même présenté Cédras comme son meilleur informateur en Haïti.

Lorsqu'il revint au pouvoir, Jean-Bertrand Aristide s'était fixé un objectif prioritaire : affaiblir au maximum, voire démanteler l'institution militaire. Pour Bill Clinton, il était clair que l'armée haïtienne, qui échappait à tout contrôle, était autant une source de problèmes qu'un facteur de stabilité. Plusieurs mois avant l'intervention nord-américaine, il avait accepté les propositions de Jean-Bertrand Aristide : réduire les effectifs de l'armée à 1 500 hommes et constituer à ses côtés une police indépendante. Le projet de création d'un corps de police indépendant de l'armée et placé sous l'autorité du ministre de la Justice, prêté au gouvernement Lavalas, avait d'ailleurs été une des raisons du coup d'Etat. Il ne s'agissait pourtant que d'appliquer la Constitution de 1987. Bill Clinton n'avait pas donné son feu vert à la suppression pure et simple de l'institution militaire, loin de là ! C'est pourtant ce qui allait arriver.

Dès le début de l'intervention américaine, une partie de la population tenta sa chance face à l'armée, testa le nouveau rapport de forces et finalement gagna la partie : les militaires prirent peur et se retirèrent dans leurs casernes. Dans le nord du pays, une fusillade opposa des militaires américains et haïtiens. Le lendemain, les soldats haïtiens du département du Nord désertaient et les casernes étaient envahies par la population. Partout, le projet de patrouilles mixtes soldats américains-soldats haïtiens, dut être abandonné. Le départ précipité des chefs de la dictature (en emportant avec eux les fonds de retraite des militaires) acheva de démoraliser l'armée. Une bonne partie des militaires désertèrent avec leurs armes.

Dans un premier temps, Jean-Bertrand Aristide, de retour d'exil, affirma avec force sa volonté de cohabiter avec le nouveau chef de l'armée, le général Duperval. Mais des barricades furent dressées lorsque courut la rumeur qu'il avait voulu assassiner le Président. Il fut remercié au mois de novembre et la composition de l'état-major fut bouleversée. Environ trois mille soldats intégrèrent les rangs d'une police intérimaire après un bref examen de leur dossier et une semaine de formation. Ce corps était voué à disparaître au cours de l'année 1995, au fur et à mesure que de jeunes policiers allaient sortir de l'Académie de police, qui ouvrit ses portes en février 1995.

A la Noël 1994, il ne restait plus que 1 500 militaires. Quelques jours auparavant, les autres avaient appris soudainement qu'ils allaient toucher leur dernière paye. Seul incident : le 23 décembre, une cinquantaine de militaires démobilisés envahirent en armes le Quartier général de l'armée. Les forces américaines intervinrent, faisant plusieurs morts

En février 1995, craignant qu'Aristide ne puisse contrôler de trop près ce qui restait de l'armée, les Etats-Unis demandent le départ de trois officiers jugés trop fidèles. « Le Président, exaspéré, réagit brutalement. Le haut commandement est dans le collimateur. Les Américains veulent trois têtes, il leur donne satisfaction, mais en fait tomber trente-neuf autres. Plus que l'état-major, le corps des officiers supérieurs est décapité en février. Un ouragan : plus d'officier au-delà du grade de major. L'un des proches d'Aristide, Dany Toussaint, assure le commandement », racontent Pierre Mouterde et Christophe Wargny (1).

Le 26 avril, les 1 500 derniers soldats reçurent l'ordre d'intégrer la Police intérimaire. C'en était fini des forces armées d'Haïti. Avec elles disparaissait aussi tout le système des chefs de section. Au mois de janvier, le bâtiment du quartier général, qui n'avait plus guère de fonction, avait déjà été repeint et donné au ministère de la Condition féminine.

A Washington, on n'apprécia guère que l'armée soit ainsi démantelée. Puisque l'armée comptait auparavant 7 000 hommes, Bill Clinton demanda que les effectifs de la nouvelle police, fixés à 4 000 membres, soient doublés. Arguant de l'exiguïté des locaux de l'Académie de police, les Etats-Unis proposèrent charitablement qu'une partie des policiers soit formée aux Etats-Unis. Cette proposition fut finalement acceptée. Mais le gouvernement haïtien avait au préalable obtenu deux concessions : seulement la moitié de la formation s'effectuerait aux Etats-Unis, et un observateur haïtien contrôlerait son contenu.

De l'armée à la police, une police militarisée ?

Que sont maintenant devenus les anciens militaires ? Comme prévu, la Police intérimaire fut dissoute au début de l'année 1996. Environ 1 400 de ses membres ont été intégrés dans la nouvelle police, la PNH (Police nationale d'Haïti). Certains officiers sont même devenus commissaires. D'autres soldats se sont réintégrés paisiblement à la vie civile, certains étant recrutés par des sociétés de sécurité privée. Une partie a suivi des stages de formation organisés par l'Organisation intergouvernementale des migrants. Mais un grand nombre n'a pas accepté la disparition de l'institution militaire et continue à agir dans l'ombre. Ils sont liés à des bandes de gangsters ou à des réseaux cherchant à déstabiliser le nouveau régime. L'ancien général Prosper Avril a plusieurs fois été désigné comme étant à la tête des comploteurs. Le 19 juin, 300 anciens militaires ont manifesté bruyamment dans les rues de la capitale. Les forces américaines ayant refusé de se livrer à des opérations de désarmement systématique, il reste des dizaines de milliers d'armes cachées à travers le pays.

Autre sujet de préoccupation aujourd'hui : le devenir de la PNH. Depuis sa création, le nombre de « bavures » s'est multiplié. A plusieurs reprises, des manifestants ont été atteints par des balles. Certains policiers, agissant, paraît-il, dans le cadre d'un complot, se sont livrés à un véritable massacre dans un bidonville. Visiblement, les nouveaux policiers, mal encadrés et dont la formation a été assurée essentiellement par un organisme nord-américain lié au FBI, ont fortement tendance à calquer leur comportement sur celui des anciens militaires. Or, face à la multiplication, ces dernières semaines, d'actes terroristes visant tout particulièrement des policiers, un débat s'est engagé : les policiers ne devraient-ils pas être munis d'armes plus efficaces que de simples pistolets ? A des barrages routiers, certains ont été dotés de mitraillettes UZI. La transformation de la PNH en une police militarisée constituerait une grave menace pour l'avenir du processus démocratique.


(1) Pierre Mouterde et Christophe Wargny (1996) : Apre bal, tanbou lou - Cinq ans de duplicité américaine en Haïti, éditions Austral, Paris.


Volcans, numéro 22

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