Volcans : Comment s'est passée votre conversion à la cause des pauvres ?
Mgr Ruiz : Quand je suis arrivé au Chiapas en 1960 j'ai tout d'abord visité, pendant trois années, les communautés indigènes de mon diocèse. Au début j'étais invité à loger chez les ganaderos (gros éleveurs de bétail) et les terratenientes (grands propriétaires fonciers) mais je me suis vite rendu compte de l'exploitation de la religion par le pouvoir économique et j'ai décidé de passer la nuit dans les humbles cabanes des indigènes. J'ai été impressionné, choqué même, par la condition des indigènes, leur marginalisation. Ce fut une surprise pour moi de constater leur situation. Je n'avais pas été préparé par une lecture critique du système social : on nous avait appris qu'il y a des riches et des pauvres, et qu'il faut aider ces derniers.
C'est donc en arrivant ici que la brutalité du dépouillement des indigènes et le mépris dont ils étaient victimes me sont devenus évidents. Les indigènes étaient la propriété du patron, comme le bétail, et étaient vendus ensemble avec les têtes de boeufs. Le traitement qu'on donne aux pauvres, c'est comme si on l'infligeait à nouveau au Christ. Ce n'est que progressivement que nous avons compris le lien de causalité entre richesse et pauvreté ou entre le Premier et le Tiers monde. Les problèmes ne sont pas isolés d'un contexte global. Nous sommes passés d'une analyse de la marginalisation à la compréhension du sous-développement et finalement à l'exigence de libération.
Quel rôle a joué le Concile Vatican II dans votre prise de conscience ?
Mgr Ruiz : Le Concile fut important comme regard nouveau porté par l'Eglise sur l'histoire. Mais il existe une grande différence entre la théologie en Europe et en Amérique latine : en Europe, l'objectif c'est d'annoncer l'Evangile aux non-croyants ; en Amérique latine, c'est de l'annoncer aux pauvres dépouillés de leur condition humaine, aux « non-humains ». C'est pour cela qu'en Amérique latine apparaît avec une telle force la conscience de la nécessité d'une action libératrice dans l'histoire - une conscience qui se manifeste d'abord dans la pratique, et après dans la réflexion théorique, d'abord dans les actes de libération et ensuite dans la théologie.
La conférence des évêques latino-américains de Medellin en 1968 a été une étape importante : c'est à ce moment que nous avons pour la première fois compris que la pauvreté est le résultat d'une situation structurelle.
Quel est votre lien avec la théologie de la libération ?
Mgr Ruiz : Pendant mon séjour à la tête du département des missions du CELAM (Confédération des évêques latino-américains) au début des années 70, j'ai eu des contacts fréquents avec Gustavo Gutierrez.
J'ai publié un livre sur la théologie biblique de la libération (1975) - avec l'aide de deux amis théologiens, un Mexicain et un Colombien - mais je ne suis pas théologien : je suis plutôt un bibliste et avant tout un pasteur.
La libération m'intéresse plus que la théologie. La théologie peut finir, mais non la libération. Elle ne dépend pas d'une théologie. Ni d'une Eglise, fut-elle catholique : elle est oecuménique.
Votre activité à la tête du diocèse n'a pas l'air de plaire aux autorités mexicaines. Avez-vous souffert de mesures répressives ?
Mgr Ruiz : Bien sûr. Cinq prêtres étrangers de notre diocèse ont été expulsés et je crains qu'ils ne puissent pas revenir tant que dure le sexennat du président Ernesto Zedillo, qui les a calomniés dans son discours de février 1995. L'Assemblée épiscopale a protesté, mais c'est surtout le peuple de Dieu, la masse des croyants mexicains, qui s'est solidarisé avec l'Eglise du Chiapas. Quant au nonce papal, il voulait mon remplacement : il semble que le gouvernement lui avait proposé un projet de renouveau des relations entre l'Eglise et l'Etat en échange de ma tête.
Revenons aux communautés du Chiapas. Quelles sont les principales revendications des indigènes ?
Mgr Ruiz : Depuis les mobilisations contre le cinquième centenaire on assiste à l'émergence d'un nouveau sujet historique, le peuple indigène, non seulement au Mexique, mais dans toute l'Amérique latine. Le prix Nobel à Rigoberta Menchù a été la reconnaissance de ce fait. Il s'agit d'un sujet irreversible dans l'histoire. Il ne deviendra plus jamais un objet. Cela vaut aussi pour d'autres groupes opprimés : les noirs, les femmes.
Au Mexique, les indigènes demandent à être reconnus de façon paritaire. Ils étaient déjà là avant la Conquête. La nation mexicaine a été engendrée dans le ventre des indigènes.
Le Mexique est un pays pluri-ethnique, il ne faut pas qu'une seule ethnie domine. Il ne s'agit pas de « tolérer » les indigènes mais de les reconnaître comme une partie essentielle de la Nation. Ils demandent qu'on reconnaisse leur différence, leurs valeurs et coutumes. Tant que le Mexique n'aura pas accepté les indigènes à égalité, le pays perdra une de ses principales richesses humaines.
L'évangélisation du Mexique à partir de la conquête hispanique a confondu la foi avec la culture occidentale chrétienne - comme si le christianisme lui-même n'était pas une religion d'origine orientale. La religion au Mexique est devenue schizophrénique, ou plutôt comme une pyramide avec la culture précolombienne en bas, écrasée par la culture occidentale.
Or, l'Evangile doit s'incarner dans toutes les cultures. Comme le disait Paul, chaque peuple a son chemin, sa langue, sa différence, et le christianisme est « un peuple de peuples ».
Croyez-vous que la communauté indigène puisse constituer une inspiration pour ceux qui cherchent une alternative à la société actuelle ?
Mgr Ruiz : La société moderne actuelle est fondée sur un individualisme total. L'individualisme égoïste est dans les entrailles du système économique international néolibéral. L'esprit communautaire des indigènes s'oppose à cet individualisme forcené : il cherche à distribuer et à ne pas concentrer le pouvoir économique et politique. Les indigènes les plus conscients ne veulent pas se battre pour les miettes de la table de la civilisation, mais considèrent leur mode de vie communautaire, fondée sur des relations primaires entre les personnes, comme une contribution pour un monde nouveau.
Les communautés représentent aussi un rapport différent avec la nature. Elles sont respectueuses de la forêt : dans certaines communautés il est interdit de couper un arbre. Par contre, les grandes compagnies productrices de papier détruisent des milliers d'hectares de forêt tropicale. En fait, le système économique néolibéral nous conduit à une catastrophe écologique. C'est un système de production qui marche vers la mort. Il menace la vie même des êtres humains sur la planète. Cela concerne aussi bien l'Europe que le Chiapas.
Au début les revendications écologiques apparaîssaient comme étrangères aux préoccupations du Tiers monde, mais de plus en plus elles deviennent une question de survie planétaire, un enjeu commun au Premier et au Tiers monde. Le mode de vie des communautés n'offre pas des modèles achevés, mais des pistes pour une profonde transformation - pacifique - du système.
Pour conclure : que pensez-vous du mouvement zapatiste ?
Mgr Ruiz : Ce qui me semble important et positif c'est que les zapatistes ne veulent pas prendre le pouvoir par les armes. Ils veulent que la société civile soit le sujet du changement social et politique, et non l'EZLN. Ils veulent se tranformer le plus tôt possible en mouvement civil - non armé - mais on ne le leur permet pas. Les autorités multiplient les obstacles qui empêchent cette transformation.
Post-scriptum : Une information qui vient de nous arriver du Chiapas témoigne encore une fois de la hargne des pouvoirs contre le diocèse de Mgr Ruiz et contre les religieux qui persistent à traduire en actes l'option préférentielle pour les pauvres.
Le 11 mars dernier, deux jésuites mexicains, activement engagés aux côtés du mouvement indigène Xinich (« fourmi » en langue chol), Jeronimo Hernandez et Gonzalo Rosas, ont été emprisonnés à Palenque, et durement frappés par la police, en même temps que deux dirigeants indigènes, Francisco Gonzalez et Ramon Parcero.
Le prestige et l'autorité de la Coordination d'organisations sociales et indigènes Xinich sont une barrière contre l'alliance que les éleveurs, les paramilitaires et l'armée ont établi en vue de contrôler le nord du Chiapas. Les arrestations sont une tentative de décapiter et de briser l'organisation, et un réglement de comptes avec le diocèse de Mgr Ruiz.
Rappelons que Jeronimo Hernandez est loin d'être un inconnu. Il avait organisé en 1991 une longue marche des indigènes du Chiapas jusqu'à la capitale du Mexique (la marche des fourmis) pour présenter au pouvoir leurs demandes urgentes restées jusqu'ici sans réponse. Au moment du soulèvement zapatiste, en 1994, il a été accusé, par la presse mexicaine à sensation La Epoca d'être le sous-commandant Marcos ! Il jouera un rôle important dans les négociations de San Andrés. Il a fallu que des milliers de paysans et d'indigènes du Haut Chiapas se mobilisent pour obtenir la libération de Jeronimo et de ses compagnons.
Propos recueills par Michaël Löwy
(1) Voir l'entretien avec André Aubry, historien et archiviste du diocèse de San Cristobal de las Casas dans le bulletin de l'Espace Bartolomé de Las Casas, n° 3, mai 1996. Pour une biographie de Mgr Ruiz, on peut consulter le livre de Carlos Fazio, Samuel Ruiz, el caminante, Espasa Calpa, Mexico, 1994.