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Société et école en Amérique centrale

Par Miguel Soler Roca

Miguel Soler Roca, instituteur, a enseigné dans les zones rurales de l'Uruguay de 1943 à 1961. Puis, jusqu'en 1982, il a travaillé à l'Unesco sur des programmes éducatifs principalement en Amérique latine. Il nous fait part de ses réflexions sur la situation de l'éducation en Amérique centrale, à l'heure où il n'existe plus guère de réel système national d'éducation. Au Nicaragua notamment, pratiquement toute l'oeuvre accomplie dans ce domaine du temps de la révolution a été effacée.

En 1954, j'ai connu le Guatemala de Jacobo Arbenz. Ce pays était alors en pleine mutation agraire et réforme de l'éducation ; le gouvernement s'en prenait aux intérêts de la United Fruit, commençait à revaloriser ses ressources et ses multiples cultures indigènes ; manifestement le peuple soutenait ces changements économiques et sociaux. Ce fut pour moi un plaisir de voir travailler les instituteurs avec espoir et confiance. Six mois après, l'espoir était piétiné par les bottes de militaires à la solde du gouvernement des Etats-Unis.

J'ai été plusieurs fois au Nicaragua, treize fois je crois. La première fois, c'était également en 1954, sous le gouvernement d'Anastasio Somoza père. Je me souviens de deux mendiants atteints de lèpre des montagnes (leishmaniose) assis en plein soleil, l'un à côté de l'autre sur les trottoirs du marché central, les pantalons relevés pour montrer leurs pustules et implorer la charité des passants. J'y suis retourné très souvent quand les sandinistes étaient au pouvoir. J'ai assisté au développement d'une éducation devenue un droit pour tous ; c'était une époque où l'on inaugurait des écoles quotidiennement, où l'on formait des instituteurs de manière accélérée, où l'on produisait des milliers de textes.

Durant les quarante dernières années, j'ai parcouru à maintes reprises les pays d'Amérique centrale. Des régimes se sont succédé, en majorité des dictatures militaires ; trois guerres civiles ont eu lieu ­ dont l'une continue encore ­ avec leurs lots de morts, de mutilés et de disparus. Les processus de paix ont entraîné l'impunité des assassins et la mise en place de démocraties « surveillées », toujours placées sous la tutelle intéressée des Etats-Unis.

Dans ce cadre général de dépendance, presque tous ces pays ont connu des moments de répit : le Guatemala entre 1944 et 1954, le Honduras durant une période dans les années 70, le Panama avec Torrijos, le Nicaragua avec le sandinisme, le Costa Rica de manière relativement continue. Dans les six pays centraméricains, des lois de réforme agraire ont été appliquées à un moment ou à un autre. Aujourd'hui, de telles lois ne sont pas encore réellement en vigueur dans aucun d'entre eux. Avec la complicité des oligarchies locales et des multinationales, les gouvernements successifs se sont chargés de les faire tomber dans l'oubli.

En 1994, la dette extérieure totale était de plus de 27 milliards de dollars (1), soit environ 875 dollars par habitant, ce qui est beaucoup pour une région si pauvre. La mortalité des enfants de moins de 5 ans varie entre 16 pour mille au Costa Rica et 73 pour mille au Guatemala, ce taux dépassant 50 pour mille au Salvador, au Honduras et au Nicaragua (2). Les programmes d'ajustement structurel appliqués en ce moment entraînent un appauvrissement constant des classes populaires. Neuf des treize millions de paysans que compte l'Amérique centrale disposent d'exploitations minuscules. Dans les zones rurales, les pauvres représentaient 30 % de la population et les indigents 12 % au Costa Rica en 1988 ; 52 % et 28 % au Panama en 1986 et 80 % et 57 % au Guatemala en 1986 également (3). Or l'exode des paysans vers les villes, où il existe un chômage extrêmement élevé, les mène vers une pauvreté tout aussi tragique.

La situation de l'éducation

En 1950, la moyenne des taux nets de scolarisation dans l'enseignement primaire dans les six pays d'Amérique centrale était de 38 % : en clair, 62 % des enfants n'allaient pas à l'école (4). La situation a changé : en 1990, la moyenne non pondérée des inscriptions à l'école était de 80 % (5) ­ 5 058 017 enfants ont été à l'école primaire en 1993 (6). Mais 20 % des enfants, plus de 1 million, restent encore hors de l'école.

Cela signifie que, quantitativement, l'objectif maintes fois affiché dans la région de scolariser l'ensemble des enfants avant l'an 2000 ne sera pas atteint. Quand on consacre 1,6 % du produit national brut à l'éducation, comme le font le Salvador et le Guatemala, il n'y a aucune amélioration à attendre en ce domaine. Le Panama, lui, y consacre 5,6 % de son PNB, la France 5,8 % et Cuba plus de 6 % (7).

Or il faut ajouter des considérations d'ordre qualitatif à ces indicateurs déjà parlants. En réalité, il est impossible d'avoir un jugement uniforme. Comme dans le reste de l'Amérique latine, il ne faudrait pas parler pour ces pays d'une éducation mais de plusieurs éducations, selon l'origine sociale des élèves. Il y en a une pour les riches, aucune pour les plus démunis et, entre les deux, une éducation pauvre pour les pauvres.

L'éducation publique souffre de multiples maux : en 1989, 62 % des écoles primaires rurales manquaient de moyens au Salvador et 43 % au Honduras. A la même date, 40 % des instituteurs du Nicaragua et 32 % de ceux du Honduras n'avaient aucun diplôme (8). Les programmes, de type traditionnel et encyclopédique, n'ont aucun sens pour les élèves des classes modestes, en particulier pour les enfants indigènes, pour lesquels sont rarement organisés des cours bilingues, ce qui entraîne leur mise à l'écart du système scolaire. Les méthodes d'enseignement dominantes sont tout aussi conservatrices : elles se fondent sur la dictée, la répétition, la lecture à voix haute et en choeur, la mémorisation, la reproduction de schémas tracés par les professeurs, sans en appeler au raisonnement personnel et à l'utilisation de mécanismes logiques permettant une autonomie de la pensée. Presque tous les progrès de la psychopédagogie du XXe siècle sont laissés de côté soit par ignorance, soit par routine ; on enseigne comme on a appris, dans un cercle vicieux qui ne pourrait être brisé que par des programmes de recyclage du personnel enseignant.

Dans ces conditions, il n'est pas étonnant que le nombre d'adultes analphabètes reste très élevé, car, comme dans le reste du monde, alors que les taux d'analphabétisme diminuent, celui du nombre absolu des adultes analphabètes augmente. En 1945, le Honduras recensait 445 600 analphabètes de plus de 15 ans, chiffre qui, cinquante ans plus tard, en 1995, atteint 869 000. Au Panama, il y avait 149 200 analphabètes en 1950 et 161 000 en 1995. Le nombre total des analphabètes en Amérique centrale est estimé par l'Unesco à 5 569 000, avec des taux très élevés au Guatemala (44,4 %), au Nicaragua (34,3 %), au Salvador (28,5 %) et au Honduras (27,3 %) (9).

Un espoir : l'éducation populaire

Maigres ressources financières, maîtres mal formés, écoles primaires sans moyens, programmes inadaptés par rapport au milieu : l'éducation officielle ne remplit pas sa fonction naturelle de développement de la personnalité des élèves et de formation afin de permettre de faire face aux exigences vitales les plus élémentaires. De fait, il n'existe pas dans ces pays de système national d'éducation, mais un immense fossé entre, d'un côté, l'éducation publique, à peine soutenue par les gouvernements, de moins en moins prestigieuse et performante, de plus en plus souvent payante et, de l'autre côté, des écoles privées d'inspiration religieuse et commerciale, qui s'attribuent le rôle de formation des futures élites dirigeantes. Par ailleurs, plus récemment est apparu un troisième courant en pleine expansion : le travail de groupes et d'organismes qui s'appliquent à concevoir et à mener à bien une éducation populaire. Celle-ci gagne du terrain non seulement en matière d'alphabétisation et d'éducation des adultes mais aussi dans le suivi éducatif de certaines collectivités enfantines délaissées par l'Etat. Alors que l'éducation officielle a une fonction de reproduction de la société et de renforcement des structures sociales en vigueur, l'éducation populaire, elle, s'appuie sur des principes et une action qui visent à la rénovation sociale ­ ce qui est d'ailleurs aussi un des but de l'éducation.

Conçue comme un processus de soutien des mouvements populaires en Amérique centrale, l'éducation populaire va souvent de pair avec les différentes luttes revendicatrices des peuples, en particulier des secteurs les plus frappés par la pauvreté dans les quartiers urbains et dans les régions paysannes. L'action éducative permet, dans ces situations, de comprendre collectivement la réalité pour la transformer, l'éducation retrouvant ainsi sa fonction naturelle et constante d'acte politique. L'exemple le plus flagrant de cette symbiose est peut-être celui des CPR guatémaltèques qui résistent au harcèlement militaire dans les forêts et les montagnes et créent leur propre système d'éducation en se fondant sur le prin-cipe que seul le peuple peut éduquer le peuple.

Les préoccupations idéologiques et humaines des gouvernements et celles des mouvements d'éducation populaire sont très éloignées les unes des autres aujourd'hui. Cela n'a pas toujours été le cas, ni dans l'ensemble de l'Amérique latine ni dans cette région. De là l'intérêt de revenir sur l'expérience de l'éducation au Nicaragua durant la période sandiniste.

Une expérience à retenir

Le triomphe révolutionnaire du FSLN en 1979 a totalement modifié les données de l'éducation au Nicaragua. Le programme historique établi par le Front en 1969 parlait déjà de « révolution en matière de culture et d'enseignement », et se proposait d'en finir avec l'analphabétisme, de garantir la gratuité et la qualité de l'enseignement à tous les niveaux par la création d'un vaste programme de bourses et par une adaptation de l'éducation aux besoins du pays.

La première de ces mesures fut la Croisade nationale d'alphabétisation qui, entre mars et août 1980, fit baisser le taux national d'analphabétisme de 50 à 12,9 %, à la suite de la mobilisation de plus de 100 000 volontaires ­ de jeunes étudiants pour la plupart ­ et permit l'alphabétisation de 406 000 Nicaraguayens. Il faut se souvenir que neuf de ces jeunes alphabétisateurs furent assassinés par les « paladins de la liberté », soutenus par les Etats-Unis.

Ce grand projet pédagogique et politique ancra diverses convictions dans la population : tout d'abord que l'éducation était un droit qui lui avait été refusé jusqu'alors ; ensuite, que l'action organisée du peuple permettait de résoudre d'importants problèmes nationaux ; enfin que l'alphabétisation ne suffisait pas, qu'il était nécessaire d'intégrer de nombreux autres savoirs, sans lesquels ni les individus ni la révolution n'atteindraient leurs buts. La création d'un vice-ministère de l'Education pour adultes permit le lancement d'un vaste programme d'éducation populaire de base pour adultes qui, lors du deuxième semestre de 1981, concernait déjà 167 852 personnes, encadrées par 24 000 éducateurs populaires.

L'apogée de cet immense effort fut peut-être le fait de pouvoir déclarer le département du Rio San Juan « territoire libéré de l'analphabétisme » en 1987 quand le taux d'analphabétisme y fut réduit à 3,77 %.

19 juillet 1979 : tous à l'école !

Ce grand effort d'alphabétisation s'accompagna d'un développement considérable de tout le système éducatif. Sous Somoza, en 1978, le nombre total des personnes scolarisées à tous les niveaux s'élevait à 513 499 ; en 1987, il était de 1 021 192, soit pratiquement le double. Un Nicaraguayen sur trois suivait des études à quelque niveau que ce soit. Les améliorations les plus notables concernaient l'éducation préscolaire, l'éducation pour adultes et la formation universitaire. Le nombre global d'éducateurs passa de 14 546 en 1978 à 43 988 en 1987. Entre 1979 et 1986, 3 934 salles de classe furent construites, soit une et demie par jour (10).

A cette expansion considérable correspondirent d'importantes avancées qualitatives. En 1981 eut lieu la « consultation nationale pour obtenir des critères permettant de définir les fins et les objectifs de l'éducation nicaraguayenne », à laquelle plus de 50 000 personnes participèrent. Sur cette base, en 1983, la Junte de gouvernement de reconstruction nationale adopta un document intitulé Fins, objectifs et principes de la nouvelle éducation, excellente illustration d'avant- gardisme pédagogique latino-américain. Afin de l'appliquer, les programmes des études furent entièrement modifiés, il y eut d'importantes innovations en matière de formation du personnel enseignant, des milliers d'ateliers furent organisés pour le recyclage des éducateurs, on introduisit la méthode globale pour l'enseignement de la lecture et de l'écriture, on mit sur pied des Ecoles rurales éducation-travail, on renforça les Noyaux éducatifs ruraux, et on introduisit l'éducation populaire de base dans les nouvelles coopératives et entreprises de production agricole.

Arrêt brutal de l'expérience

J'ai rarement rencontré en Amérique latine une augmentation aussi importante de l'aspiration du peuple à se doter de services éducatifs et ce, avec l'aide, qu'il faut souligner à sa juste place, d'un groupe de 2 000 éducateurs cubains, d'un nombre important d'organisations non gouvernementales (ONG) et de comités de solidarité du monde entier, du travail volontaire d'éducateurs de nombreux pays latino-américains et de l'appui technique et financier d'organismes internationaux chargés de l'éducation. Le changement politique qui s'est opéré à la suite des élections de 1990 a entraîné la disparition de pratiquement toutes ces conquêtes.

Le nouveau gouvernement a démantelé l'éducation pour adultes ; il exige que les familles des élèves des écoles primaires paient des frais annuels et mensuels ; il a fait disparaître les textes dont disposaient les étudiants et, avec l'aide des Etats-Unis, les a remplacés par des livres importés ; il a imposé des conditions de travail aux enseignants telles qu'elles ont donné lieu à plusieurs grèves prolongées ; il a refusé à l'université les fonds nécessaires à un fonctionnement correct, ce qui a conduit à des affrontements parfois mortels et il a fait tout son possible pour appuyer l'enseignement privé au détriment du secteur public. Nous n'avions jamais assisté en Amérique latine en un laps de temps aussi court à un retournement si profond en matière idéologique, matérielle et technique, à une attaque aussi barbare contre l'école du peuple, à une démonstration si flagrante de la fragilité des systèmes éducatifs et de leur faible autonomie face au pouvoir en place.

Cependant les mouvements populaires continuent leur travail, principalement dans le domaine de l'alphabétisation. Et, en dépit des obstacles, certaines zones du pays ont pu être déclarées « territoires débarrassés de l'analphabétisme » grâce aux efforts conjugués de différents organismes et de la population qui continuent à croire que l'éducation est un droit inaliénable. Pour eux, la lutte continue. Pour les mouvements de solidarité aussi.


1) Cepal, « Balance preliminar de la economia de America Latina y el Caribe », Santiago du Chili, 1994.
2) Unicef, « Estado mundial de la infancia », Barcelone, 1995.
3) Cepal/Pnud, « Magnitud de la pobreza en America Latina en los años ochenta », Santiago du Chili, 1990.
4) Unesco, « La situacion educativa en America Latina », Paris, 1960.
5) Unesco, « Informe mundial sobre la educacion », Madrid, 1993.
6) Unesco, « Anuario Estadistico 1995 », Paris, 1995.
7) Ibid.
8) Unesco/Unicef, « La educacion preescolar y basica en America Latina y el Caribe, Santiago du Chili, 1993.
9) Informations recueillies dans différents ouvrages de l'Unesco.
10) Arrien J. B. y Matus Lazo R., « Nicaragua : diez años de educacion en la revolucion, Claves Latinoamericanas », Mexico, 1989.

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