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Bill et Ernesto sont dans un bateau

Par Xavier de la Vega

La crise mexicaine de l'hiver 1994-1995 sanctionne une interdépendance accrue entre les Etats-Unis et le Mexique, qui en paie le prix fort. Les désordres financiers mettent cause les bénéfices continentaux que le gouvernement américain attendait du traité de libre échange, l'Alena.

La petite bouteille de l'oncle Sam, symbole de la culture et de la domination du voisin du Nord, fait partie du paysage des rues de Mexico.

Lors de la crise monétaire de l'hiver 1994-1995, le gouvernement des Etats-Unis s'est vu obligé de court-circuiter différentes instances de décision, du Congrès au G7, afin de monter en catastrophe un prêt de 50 milliards de dollars à destination du Mexique. L'ampleur de ce financement, dont le montant équivaut à celui du flux total d'investissements en direction de l'ensemble des NPI (Nouveaux pays industrialisés) et des pays en développement pendant l'année 1993 (1), délivre un message clair : l'économie des Etats-Unis est plus que jamais liée à celle du Mexique.Selon un responsable de l'administration Clinton, le plan de soutien financier « a démontré l'inextricable dépendance mutuelle et la nécessité de la coopération » (2). Devinette : Bill Clinton et Ernesto Zedillo sont sur un bateau. Si Ernesto tombe à l'eau, que fait Bill ?

La crise de la dette de 1982 avait déjà illustré les répercussions que pouvaient avoir les difficultés de paiement du Mexique sur le système financier nord-américain. Le gouvernement des Etats-Unis avait alors déjà dû débloquer d'urgence huit milliards de dollars pour permettre au Mexique d'assurer ses engagements à court terme.

Les politiques que le FMI a pu, par la suite, imposer au Mexique ont accru l'interdépendance entre ce dernier et les Etats-Unis. La libéralisation du commerce extérieur, dont le point d'aboutissement a été la signature de l'Alena, a augmenté les échanges croisés entre les deux pays. Le Mexique dirige désormais 80 % de ses exportations en direction des Etats-Unis et absorbe 10 % des exportations de ce pays. Il en découle une interconnexion plus importante, bien qu'asymétrique, des conjonctures économiques.

Le passage à une « finance de marché » constitue également une rupture cruciale. Le Mexique est devenu l'un des fameux « marchés émergents », doté d'un marché obligataire très sophistiqué, destiné notamment au négoce de la dette publique. Contrairement à la situation de 1982, la dette n'est plus constituée de prêts bancaires : le gouvernement mexicain a progressivement converti une partie de la dette qu'il avait héritée des années 70 en obligations, tout en émettant de nouveaux titres (les Tesobonos ­ bons du Trésor) pour financer ses besoins courants.

La libéralisation des mouvements de capitaux a apporté la touche finale au château de cartes qui devait s'écrouler en décembre 1994. Avec elle, le marché financier mexicain est devenu un lieu de placement pour des liquidités internationales en quête de rentabilité, celles des fonds de pension américains notamment, qui ont largement inclus les Tesobonos dans leurs portefeuilles de titres. « Avec la bénédiction des Etats-Unis et des grands investisseurs américains », observe François Chesnais, professeur associé à l'université de Paris-XIII, « le Mexique s'est trouvé dans les années 90 dans une situation délirante : les flux de capitaux étrangers se sont vu attribuer la double mission de financer la dette publique et le déficit commercial, alors que cette position est intenable pour tout autre que la première puissance mondiale. » Le déficit commercial est passé de 882 millions de dollars en 1990 à 13,5 milliards de dollars en 1993, tandis que les investissements de portefeuille passaient de 1,9 à 28,4 milliards de dollars sur la même période (3).

L'effondrement était inévitable et tous les éléments réunis pour sa diffusion internationale. Les canaux de contagion de la crise vers les Etats-Unis et le dollar ont été de trois ordres. En premier lieu, la dévaluation du peso a frappé de plein fouet le système bancaire mexicain. Ce dernier étant fortement endetté en dollars, la dévaluation du peso a accru la valeur en monnaie nationale de ses engagements. Les banques ont par ailleurs subi la hausse vertigineuse du taux d'intérêt (atteignant plus de 100 % au début de l'année 1995) qu'elles ont répercutée sur les entreprises et les ménages. Il s'en est suivi une violente contraction de la demande intérieure mexicaine et donc des exportations américaines en direction de ce pays. En deuxième lieu, la défiance des investisseurs s'est étendue aux autres « marchés émergents » latino-américains, en particulier l'Argentine. Pour contrer la fuite des capitaux, ceux-ci ont relevé leur taux d'intérêt, comprimant leur demande interne et leurs importations de produits américains. L'activité économique américaine a ainsi subi un ralentissement. En dernier lieu, l'endettement additionnel contracté par les Etats-Unis pour renflouer l'économie mexicaine a accru la méfiance des investisseurs vis-à-vis du dollar, d'où une chute de ce dernier.

En engageant les pays latino-américains sur la voie de la libéralisation commerciale et financière, les Etats-Unis se sont donc exposés à une sensibilité accrue vis-à-vis des chocs que traversent les économies de ces pays. Et si le statut de monnaie de réserve internationale du dollar semble encore écarter la menace d'un retrait massif des investisseurs du marché financier américain, il n'est pas exclu, comme l'avait suggéré L. Summers, le secrétaire du Trésor des Etats-Unis, qu'une nouvelle crise monétaire de l'ampleur de celle de l'hiver 1994-1995 puisse déclencher une telle conflagration.

L'« inextricable dépendance mutuelle » dont parle le haut fonctionnaire de la Maison Blanche existe donc bien. Cependant qu'est-ce que l'administration Clinton entend par « coopération » ? Les risques systémiques introduits par la globalisation financière semblent plaider pour la création de filets de sécurité institutionnels destinés à prévenir de nouvelles crises. Du fonds de l'abîme mexicain des cris s'élèvent. A commencer par ceux du président Zedillo, qui déclarait au début de l'année 1995 qu'après la négociation d'un accord commercial, un « accord financier » était nécessaire. L'économiste R. Hinojosa (UCLA) est plus explicite en proposant la création d'un « système monétaire nord-américain » constitué d'un fonds de 10 à 15 milliards de dollars (chiffre dont on peut se demander s'il est suffisant) destinés à stabiliser le taux de change peso-dollar (4). D'autres, enfin, appellent de leur voeux l'abandon pur et simple de la monnaie nationale au profit d'une union monétaire bâtie autour du dollar (5)...

Le gouvernement américain semble, quant à lui, plus circonspect. Le prêt de 1995 a montré qu'il était disposé à tout mettre en oeuvre pour contenir les effets en chaîne d'un nouveau choc... D'autant plus que ceux-ci risquent de mettre en péril le billet vert. Il faut par ailleurs bien dire que certains groupes d'intérêt américains n'éprouvent pas d' états d'âme vis-à-vis des turpitudes mexicaines. Le prêt de 50 milliards, auquel la majorité républicaine du Congrès avait opposé de retentissantes réserves, a été pour celle-ci l'opportunité d'exiger un approfondissement des privatisations (celle de la Pemex, l'entreprise publique du pétrole mexicain, par exemple), obtenant la mise en gages des réserves pétrolières du pays.

Une économie vulnérable

Du côté mexicain, on peut se répéter que l'aide américaine a évité le pire. Cependant à contempler l'état de l'économie on se demande ce que pire veut dire : pendant l'année 1995, le PIB a chuté de 7 %, le taux d'inflation s'est élevé à 50 %, le taux de chômage a atteint 25 % de la population active, les salaires ont subi une perte de pouvoir d'achat d'environ 55 % et deux millions de personnes de plus ont franchi le seuil de l'« extrême pauvreté » (6). Sortis de la décennie noire en flottant sur la bulle saliniste, voilà les Mexicains de retour à la case départ.

Une reprise a cependant eu lieu depuis. La production industrielle a dépassé, au troisième trimestre de 1996, le niveau qu'elle avait atteint à la fin de l'année 1994 et l'emploi progresse à nouveau. (7).

La position extérieure du pays s'est, quant à elle, nettement améliorée. Le gouvernement vient d'effectuer un remboursement anticipé de l'emprunt qu'il avait contracté auprès du Trésor américain, pour 20 milliards de dollars. La structure de la dette publique a été assainie : alors qu'en 1995, les engagements parvenus à échéances constituaient 41,4 milliards de dollars, ils ne représentaient plus que 9 milliards en 1997.

L'économie demeure malgré tout fort vulnérable. « Le déficit commercial est structurel », remarque Jaime Marquez Pereira, chercheur à L'IHEAL (Institut des hautes études d'Amérique Latine). « La stratégie de promotion des exportations ne peut résoudre le déficit commercial qu'accompagnée de mesures visant à comprimer la demande intérieure. D'où le dilemme classique : soit un rythme de croissance faible, inférieur au taux de croissance démographique, avec une balance commerciale équilibrée, soit un rythme de croissance fort financé à l'aide d'afflux de capitaux spéculatifs. Ni l'un ni l'autre ne sont tenables à long terme. » Le Mexique ne semble pas à l'abri de nouveaux accidents de parcours...

La campagne de Bill Cinton : paroles, paroles...

On peut alors se demander si les effets de la libéralisation financière ne compromettent pas les bénéfices attendus par l'instauration du libre-échange. Deux thèses s'affrontent au sujet des stratégies sous-jacentes à l'impulsion de l'Alena par les Etats-Unis. Pour les uns, ce traité de libre-échange s'inscrit dans le projet actuellement défendu par les milieux les plus progressistes du Parti démocrate, représentés au sein du Département d'Etat américain, dont la préoccupation essentielle est de « formuler un schéma de sécurité collective adapté aux périls de l'après-``guerre froide'' ». L'objectif essentiel réside dans la maîtrise de l'immigration, thème central pour l'électorat américain, et les moyens d'y parvenir sont l'impulsion d'un « développement économique durable » et « la consolidation de régimes démocratiques acceptables », susceptibles de coopérer tant sur la question des flux migratoires que sur le trafic de drogue (8).

Une vitrine de l'intégration

Selon l'autre conception, l'Alena est interprété comme le « dernier des jokers des Etats-Unis » dans leur stratégie de guerre commerciale. La promotion de zones de libre échange en Amérique latine correspond alors à une mesure défensive face à la constitution de l'Union monétaire européenne, permettant aux Etats-Unis de récupérer sur leur continent ce qu'ils perdent sur d'autres marchés.

Les coûts de la globalisation financière semblent mettre en échec chacune de ces deux stratégies. D'un côté, l'instabilité économique va de pair avec l'accroissement de l'insécurité des populations, la perte de perspectives pour des millions d'individus, ce qui n'est certes pas un moyen de décourager leur départ vers des terres plus prospères. D'autant plus que le contexte de crise économique est loin d'être étranger à la violence politique qui affleure au Mexique, et dont l'apparition de l'EPR est le dernier avatar.

De l'autre, les brutales compressions des importations liées aux crises de paiement extérieur entraîne une forte instabilité des débouchés pour les producteurs américains.

De sorte que l'on peut se demander si ce n'est pas une troisième stratégie qui prévaut tacitement : celle des fonds de pensions américains, qui sont les véritables bénéficiaires des aléas de la globalisation financière. D'une part, ces institutions ont les reins assez solides pour ne pas avoir à céder à la panique face à une crise de change sur un « marché émergent », de façon à ne quitter l'endroit qu'une fois empochés de confortables bénéfices. D'autre part, elles voient d'un très bon oeil les hausses brutales des taux d'intérêt qui leur sont offertes pour demeurer sur place un instant encore.

La lutte des Etats-Unis pour la conquête des marchés latino-américains n'en demeure pas moins un objectif essentiel. Pour Jaime Marquez Pereira, c'est même l'une des raisons essentielles de la diligence des autorités américaines vis-à-vis du Mexique. Il est crucial pour les Etats-Unis que ce dernier ne sombre pas : bien que passablement déconfit, « ce pays n'en reste pas moins la vitrine de l'intégration économique, l'exemple à suivre pour les autres pays latino-américains. Le modèle mexicain n'est pas tenable, mais le gouvernement américain est disposé à payer pour qu'il se relève ».

L'enjeu fait frémir : la diplomatie brésilienne ne ménage pas ses efforts pour tenter d'entraîner ses partenaires dans la construction d'une zone de libre échange sud-américaine, sans que l'ombrageux voisin du nord soit convié au festin. Une initiative que les Etats-Unis s'emploient activement à torpiller.

On plaisante à la Maison Blanche en comparant la relation du Mexique avec les Etats-Unis à celle d'une personne qui serait enfermée « dans une cage en compagnie d'un éléphant énorme et affectueux qui oublierait parfois qu'il partage l'habitacle ». Une autre image semble en définitive plus parlante : celle d'un rhinocéros ruant sur un terrain accidenté en traînant un tapir en patins à roulettes.


(1) François Chesnais (éditeur) « La Mondialisation financière: genèse, coût et enjeux », Syros, 1996, p. 292.
(2) « La Jornada », 24/11/96.
(3) F. Chesnais, op.cit.
(4) Proceso, 29/12/96.
(5) Luis Rubio, La Jornada, 26/11/95.
(6) cf. F.Chesnais, op.cit., p.291.

Encadré

De l'Alaska à la Terre de Feu ?
Volcans, numéro 25

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