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Refondation ou restauration, quel choix ?

Par Albert Parton

Dans cette seconde partie, (voir la première partie) dans le numéro précedent) nous abordons la loi sur les investissements étrangers adoptée en septembre 1995 par l'assemblée nationale cubaine

Cette loi reprend fondamentalement les dispositions prises auparavant en allégeant les procédures. La différence fondamentale avec le cadre néolibéral d'accueil des investissements tient en fait à deux points :

1­ il n'y a pas d'autorisation automatique, chaque projet faisant l'objet d'une négociation et d'une approbation éventuelle ;

2­ cette ouverture au capital privé étranger ne crée pas encore un véritable marché du travail. Les salariés qui travaillent dans les entreprises de capital mixte ou étranger sont sélectionnés, placés et payés par des agences publiques de recrutement (dites empresas empleadoras).

Les salariés sont payés par ces agences en pesos au même tarif que le reste des travailleurs cubains, l'entreprise mixte ou étrangère rémunérant l'agence en dollars, à des tarifs relativement élevés par rapport au reste de l'Amérique latine. « Nous ne pouvons pas accepter un salaire de mendiants », n'hésitent pas à déclarer les dirigeants. La marge de bénéfice considérable de l'agence contribue au budget de l'Etat et agit ainsi comme un instrument de redistribution des ressources (1). D'autre part, un rôle social : les salariés des entreprises mixtes conservent la garantie de l'emploi ; ils demeurent employés de l'agence, même si l'entreprise mixte licencie du personnel ou même disparaît.

Par ailleurs, un projet de loi de création de zones franches commerciales et industrielles est à l'étude. Ce projet est susceptible d'élargir les franchises fiscales pour les sociétés tournées vers l'exportation.

Alors que le décret-loi 50, qui prévoit la création d'associations ou d'entreprises mixtes avec du capital étranger, date de 1982, ce n'est qu'en 1988 que le premier investissement (dans le secteur touristique) a été autorisé. En 1991, en revanche, Cuba avait attiré des investissements étrangers originaires de huit pays dans douze projets, essentiellement dans le secteur du tourisme, mais aussi dans l'exploitation minière, la culture d'agrumes, et l'industrie manufacturière.

En 1992, la réforme de la Constitution a légalisé la pratique d'ouverture aux investissements étrangers. Dans la foulée, c'est-à-dire depuis 1993, le flux s'est accéléré : 100 investissements a la fin 1993, 165 en octobre 1994, 200 investissements à la fin 1994, couvrant 24 secteurs. Au cours de l'année 1995, le rythme s'est ralenti : 212 projets au début septembre 1995 (2). Ces investissements proviennent désormais de plus de 53 pays et représentent un total de 2,1 milliards de dollars. Ce chiffre n'est pas sans importance, puisqu'il représente déjà près de 50 % du total des investissements étrangers en Russie, alors même que les dirigeants russes se sont engagés depuis plusieurs années, avec l'appui déterminé des pays impérialistes, dans un processus de restauration du capitalisme. A noter que le flux d'investissements étrangers attendu par les responsables économiques cubains est désormais plus modeste : 200 millions de dollars par an (3), à comparer avec les 15 milliards de dollars annuels qui se dirigent vers l'Amérique latine depuis plusieurs années.

Des investissements croissants

Le nombre de projets d'investissements étrangers à l'étude est estimé par les autorités économiques à 300. Il semble que le rythme de dépôt de dossiers se soit accéléré récemment. Etant donné la menace de rétorsion par Washington contre les entreprises investissant à Cuba, la liste complète des projets n'est pas rendue publique par les responsables cubains.

Bien qu'il n'existe pas de statistiques précises, on peut estimer qu'à ce jour, la participation de l'Etat cubain dans les entreprises mixtes est encore majoritaire. « Pour tout dollar investi par l'étranger dans le secteur touristique, l'Etat a investi trois dollars », déclarait Fidel Castro lors du débat de la loi sur l'investissement étranger.

Certains investissements sont très modestes, ne dépassant pas 300 000 dollars. En revanche la moyenne d'un investissement par projet est de 10 millions de dollars. Tous les secteurs sont en principe ouverts aux investisseurs étrangers. En mars 1994, une banque de capital hollandais, le Banco Caribeño de Holanda, a même commencé à opérer .

Aujourd'hui, l'estimation officielle du nombre de travailleurs employés par les entreprises mixtes est de 50 000, ce qui paraît encore peu sur une population active de près de 3,7 millions, mais est déjà substantiel si on le compare à d'autres secteurs. L'industrie légère, par exemple, n'emploie que 110 000 personnes.

Cuba offre des taux élevés d'accumulation de capital, ce que confirme le maintien des flux de nouveaux investissements et projets, mais aussi certaines déclarations. Un responsable du groupe Sol Melia, principal investisseur touristique dans l'île, d'origine espagnole, estime que les investissements du groupe seront récupérés dans un délai de six ou sept ans (4).

De nouvelles formes de travail

C'est ainsi que les entreprises d'Etat se voient accorder plus d'autonomie de gestion et que le monopole du commerce extérieur est partagé par un nombre croissant d'agents. Le nombre des entités publiques autorisées à commercer directement avec l'étranger est passé de 50 en 1989 à 225 à la fin 1993. Non seulement le secteur dit de l'« économie émergente » (expression qui désigne les secteurs qui échappent à la planification) obtient de meilleurs résultats, mais la réforme tend à généraliser la décentralisation, en accordant aux entités de l'Etat toujours plus d'initiative et d'autonomie de gestion, qu'il s'agisse des travailleurs, des achats, des ventes (sur le marché intérieur comme à l'exportation), des sources de financements. De fait, on parle même d'autogestion, limitée bien sûr à l'horizon étroit de l'entreprise et aux décisions économiques.

L'orientation générale de la réforme est bien synthétisée par un éditorial du quotidien Trabajadores : « Il existera un secteur croissant ouvert aux investissements étrangers, au travail indépendant, à la propriété privée, et par conséquent, aux lois du marché » (5) .

Le PIB a crû de 0,7 % en 1994, il aurait crû de 2 % au cours du premier semestre 1995 par rapport à la même période de 1994. Ce redressement est largement dû à la remontée du prix du nickel et au tourisme qui continue son ascension. Dans les années 1990 à 1994, ce secteur, destination favorite de l'investissement étranger, a connu une croissance annuelle de 34 %.

La production de pétrole, grâce à la prospection des entreprises étrangères, a augmenté légèrement (1,2 millions de tonnes en 1994 et 1,4 million prévus pour 1995 contre 1 million en 1990). Toutefois les perspectives d'autosuffisance sont lointaines et l'essentiel de la production actuelle est de faible qualité (6).

Les prospecteurs estiment qu'il faudrait forer beaucoup plus profond pour espérer obtenir du pétrole en quantité et qualité supérieures, ce qui implique de convaincre les prospecteurs de prendre de plus grands risques. La consommation a dû reculer de 10 millions de tonnes à environ 7 actuellement. Cuba importe près de 6 millions de tonnes de brut de Russie et de Colombie.

L'abandon de la planification centrale au bénéfice d'entités économiques plus autonomes est un obstacle supplémentaire dans la conduite d'une politique de développement. Les chaînes de distribution des corporations publiques, dans une logique d'accumulation de capital, sont tentées par exemple de vendre en priorité ce qui correspond à la demande solvable en dollars. C'est ainsi qu'elles dépensent des millions de dollars l'an dans des importations non-prioritaires.

Dans un contexte de relatif désarroi idéogique, plusieurs éléments des réformes économiques récentes facilitent la corruption :

­ décentralisation de la gestion : les directeurs d'entreprise négocient directement avec leurs clients et fournisseurs cubains et surtout avec les hommes d'affaires étrangers rompus à toutes les techniques du trafic d'influence ;

­ entreprises mixtes : les responsables cubains partagent la gestion quotidienne des entreprises mixtes avec les mandataires du capital étranger ;

­ loi sur les investissements étrangers : l'administration dispose d'un pouvoir très large pour tailler les projets en fonction des nécessités urgentes et quelquefois même de survie de l'économie cubaine. Pratiquement toutes les règles de cette loi peuvent faire l'objet de dérogations, y compris des aspects aussi importants pour la rentabilité du capital étranger que la fiscalité, les droits de douane des intrants, le taux de protection de la nouvelle industrie face aux importations ou les conditions d'accès à la force de travail cubaine.

Dans ce contexte, beaucoup de Cubains qui n'avaient jamais « volé un oeuf » se sont risqués à le faire pendant la crise ; un grand nombre en a pris l'habitude (quelquefois avec le prétexte courant dans l'ex-URSS « Ce qui est a l'Etat est aussi à moi ») ; certains sont prêts désormais à se risquer à « voler un boeuf ».

D'ores et déjà, du fait de la faiblesse des rémunérations salariales, la principale source des revenus monétaires est peut-être non-salariale, ce qui représente un changement radical pour la société cubaine, où pratiquement toute l'activité économique avait été salariée. Cette situation sera amplifiée au cours des années, à moins d'un relèvement substantiel des salaires. Si les Etats-Unis autorisaient sans restriction les transferts d'argent vers Cuba, ceux-ci pourraient dépasser 1 milliard de dollars par an (7), soit 27 dollars par mois par personne active, soit plus que l'équivalent actuel en pesos du salaire moyen.

La dynamique objective

La nouvelle loi sur les investissements n'exclut pas les Cubains émigrés, alors même que les résidents du pays ne peuvent pas accumuler de capital. A cette contradiction relevée par certains élus lors du débat sur la loi, Fidel Castro apporta trois réponses. La première est politique : inclure les Cubains émigrés contribue à affaiblir la campagne d'embargo, au moment où la loi Helms-Burton menace de le renforcer. La deuxième est pratique : les Etats-Unis les empêchent d'avoir des relations économiques avec Cuba. La troisième est économique : « Ce que nous cherchons, ce sont des devises convertibles. » Mais il a ajouté : « Dans l'avenir, les Cubains (résidents) pourraient aussi investir. » Le conditionnel indique assez clairement que, derrière le débat sur l'investissement étranger, existe un débat non tranché sur le rôle à venir de l'accumulation privée, autrement dit sur le modèle de société qui se substituera au modèle dit soviétique. De fait, un projet de loi sur la petite et moyenne entreprise est à l'étude. Actuellement, seul le travail indépendant ou l'entreprise familiale sont autorisés. Quelles seront les formes de propriété de ces PME ? Rien ne semble décidé. Il faut même ajouter que les dirigeants cubains se gardent bien pour l'instant d'indiquer le but de leurs réformes ; ils ne font pas référence aux théories du « socialisme de marché », ne reprennent pas non plus les acrobaties pseudo-dialectiques chinoises. Ils caractérisent plutôt les réformes en cours comme un recul provisoire et même comme des mesures « contradictoires ».

Mais il fait peu de doute que certains secteurs dirigeants sont d'ores et déjà favorables à ce qui représenterait un changement qualitatif, à savoir la liberté de mettre des salariés au service de l'accumulation privée. Et ils savent parfaitement les avantages personnels qu'ils pourraient tirer d'un processus de restauration du capitalisme. Certains économistes et centres de recherche présentent déjà les réformes comme un « gradualisme » dont l'avantage serait « d'éviter les vides institutionnels, ce qui n'est pas dédaignable vu l'expérience de l'Europe orientale et de l'ex-URSS » (8). Ce n'est dès lors plus la direction mais le rythme des réformes russes qui est critiqué... et les réformes chinoises qui font rêver !

Crise du travail

La loi sur les investissements étrangers exclut en principe la libre embauche de salariés, ce qui évite de créer un marché du travail, mais cette embauche peut toutefois être autorisée dans des cas exceptionnels. La porte reste donc ouverte à l'interprétation des dirigeants et au pouvoir de négociation des investisseurs étrangers. « Peut-être changerons-nous la législation sur ce point lorsque changera la situation du pays », a même reconnu Fidel au cours de ce débat.

Le secteur public est frappé d'anémie par quatre handicaps principaux : le manque de devises pour importer des intrants ou des équipements ; une mauvaise introduction sur les marchés étrangers ; la faible productivité due a la nature des équipements existants et à l'absence de motivation au travail ; et un embargo renforcé. Le secteur mixte ou étranger profite lui, en revanche, de relations privilégiées avec les fournisseurs étrangers, avec les marchés, et dispose des moyens de motiver matériellement ses employés. Il ne souffre vraiment que du dernier handicap. Son potentiel de développement et de concurrence avec le secteur public est donc considérable. Il pèse d'ailleurs plus dans la gestion de l'économie cubaine que les chiffres indiqués plus haut pourraient le laisser penser.

Dans le contexte actuel, l'activité privée (« économie émergente » et « économie souterraine ») est plus rémunératrice que l'activité salariée (« économie traditionnelle »), d'où une fuite devant l'emploi salarié. Dans ces conditions, il existe un risque de nouvelle chute de productivité et de crise aggravée du secteur d'Etat, consécutive aux réformes marchandes en cours, mais renforçant leur accélération.

Cette dynamique objective se déroule sur fond de crise de crédibilité du socialisme, non seulement à Cuba, mais dans le monde entier. Voilà un terrain favorable à une offensive idéologique libérale. Les partisans de la restauration capitaliste à La Havane, Miami ou Washington, le savent parfaitement. A moins d'un ouragan démocratique refondant le socialisme cubain, le temps joue pour eux. Surtout si Washington et Miami ne précipitent pas les affrontements qui aiguiseraient la conscience anti- impérialiste et anticapitaliste.

L'embargo encore et toujours

De ce point de vue, la levée de l'embargo aurait des effets contradictoires : elle constituerait une victoire de politique internationale, pour Cuba comme pour toutes les luttes anti-impérialistes, ainsi qu'une victoire économique, ce qui justifie pleinement une bataille constante de la solidarité pour cette levée, mais elle renforcerait également les illusions sur le capitalisme. Autrement dit, la préparation de cet ouragan démocratique par les forces révolutionnaires de Cuba est d'autant plus urgente si l'on juge que se rapproche le délai de cette levée. Mais l'avenir de l'embargo est une question complexe, notamment par ses liens avec les rapports de force électoraux aux Etats-Unis.

La légalisation du dollar et l'expansion des activités non-salariées, source de plus en plus importante de revenus monétaires, créent un dualisme social. Mais ce n'est pas la bureaucratie politique, une classe ou un secteur en particulier, qui accapare ces revenus. Ceux-ci sont aujourd'hui très variés et tendent a être rédistribués. En revanche, le fait que le revenu salarial soit aussi peu attractif rend impossible un redressement de la productivité et donc de la production du secteur public.

Cependant l'évolution la plus probable est plus dangereuse encore. Deux concepts essentiels guident les propositions des réformateurs : le marché (dont on attend qu'il équilibre l'offre et la demande, en quantité et qualité) et la décentralisation des décisions économiques, laquelle devrait conduire à un tissu d'entreprises autogérées libérées de la planification à la soviétique. Un tel modèle conduirait vite à une accélération des différenciations sociales et à de nouvelles crises économiques sur le modèle yougoslave. Cuba révolutionnaire, dont la cohésion repose sur deux piliers, la défense de la souveraineté nationale et la solidarité sociale, ne marcherait plus que sur un pied.

Changer de route

La suppression de la petite économie marchande était une erreur, au même titre que la collectivisation forcée des années 30 en URSS. Le faible niveau de développement économique de l'île premièrement (dont les dirigeants étaient conscients) et l'absence de démocratie socialiste deuxièmement (qu'ils ne voulaient pas admettre) auraient dû conduire à une politique de transition plus prudente. La marche arrière à toute vitesse est une erreur non moins grande, à moins que l'objectif ne soit la restauration du capitalisme.

L'extension des relations marchandes se justifie en partie, mais elle doit être limitée à la petite production. Des mécanismes doivent venir corriger les inégalités de revenu, comme commence à le faire la fiscalité en vigueur. Cette extension doit surtout avoir des limites clairement annoncées, c'est-à-dire discutées, décidées et assumées de façon démocratique. Parallèlement à l'extension des relations marchandes, la planification du secteur public doit être renforcée. Un tel renforcement n'est à nouveau concevable que dans le cadre d'une refonte de la société et de la mise en place d'une planification démocratique. Dans la situation actuelle, comme dans tous les cas de planification bureaucratique, la productivité est faible. En effet, la discipline capitaliste n'existe pas puisque le marché du travail n'existe pas. Or, les travailleurs n'ayant pas de pouvoir sur l'organisation et les finalités du travail, manquent de motivation.

Une autre faiblesse est l'expérience négative de trente-cinq ans de tentatives de planification et de rectifications successives. Le scepticisme risque de l'emporter chez beaucoup de travailleurs. Il faudrait un mouvement de masse, comparable par sa force à Solidarnosc dans les années 80 en Pologne, ou une révolution dans un pays développé, pour faire renaître l'espoir dans une alternative socialiste. L'isolement de la révolution cubaine est, en effet, le principal obstacle sur la voie de cette refondation. Même le mouvement politique le plus profond de « refondation socialiste » se heurtera dans ses projets de développement économique à l'impossibilité de construire le socialisme dans un seul pays. Tout mouvement de refondation socialiste devra mesurer l'ampleur de cet obstacle, le prendre en compte dans toutes ses orientations, et tisser des liens de toute nature avec les organisations et secteurs clés qui luttent pour mettre un terme à la dictature du capital sur l'ensemble de la planète.

Octobre 1995


1) Selon Marcos Portal, ministre de l'Industrie de base (MINBAS).

2) Chiffre cité par Fidel Castro le 4 septembre, lors du débat sur la loi sur les investissements étrangers.

3) Déclaration d'Octavio Castilla, vice-ministre des Investissements étrangers et de la Coopération économique, revue « Opciones », 3 septembre 1995, La Havane.

4) « Granma Internacional », 7 septembre 1993.

5) Idem, 27 mars 1995.

6) 11° API, soit une valeur de 9 dollars le baril, alors que le pétrole de qualité Brent de 34 ° API, vaut plus de 16 dollars le baril.

7) Cette estimation se fonde sur le chiffre des transferts des émigrés dominicains vers leur pays estimés à 700 millions de dollars, alors même qu'il s'agit d'une communauté d'émigrés disposant de beaucoup moins de revenus que la communauté des émigrés cubains.

8) Vivian del Rosario Hernandez, « La Transformacion de la Economia Cubana », « Economia Cuzbana », bulletin d'information du CIEM, La Havane, 16 juillet 1994.


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