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Une grève générale, pourquoi ?

Par Michel Picquart

Le Panama n'a pas fait beaucoup parler de lui depuis l'intervention militaire américaine ayant mis fin au régime du général dictateur Noriega en 1989, hormis à l'occasion de l'élection présidentielle de 1994 qui avait vu la victoire du candidat soutenu par le Parti révolutionnaire démocratique (PRD, fondé par le général Torrijos), Ernesto Pérez Balladares (1).

Voici le constat dressé par Pensamiento Propio en janvier 1994 : « Durant les dernières années, l'exercice politique dans ce petit pays d'à peine deux millions d'habitants est tombé dans une sorte de bourbier qui frappe le sens commun. Gouvernants et gouvernés ne peuvent tout simplement pas s'entendre. Ils parlent des langages distincts, ils utilisent des codes différents, ils marchent dans des directions opposées. Les institutions montrent qu'elles ont des lectures variables de ce qu'elles peuvent et doivent faire ce qui les conduit à ne rien faire et à la corruption. (...) Le Panama est devenu un gouvernement de fonctionnaires opposés, en bagarre permanente les uns avec les autres, avec des intérêts individuels liés aux intérêts particuliers des partis qu'ils représentent. La capacité de dialogue a disparu et la non communication semble être la norme. »

L'élection présidentielle est alors apparue comme venant mettre fin au régime imposé par l'invasion de l'armée nord-américaine qui, faisant fi des nécessités des secteurs populaires, a résolument mis en oeuvre des mesures néo-libérales. A côté de cela, subsistait un mouvement populaire désagrégé et manquant de coordination, mais qui a néanmoins présenté quelques revendications et organisé diverses actions.

L'élection de 1994

Au fur et à mesure du déroulement de la campagne électorale, les discours ont changé : au début, ils insistaient sur le renforcement primordial de la démocratie, puis ils sont passés à une franche démagogie en utilisant les aspirations populaires (emploi, sécurité, logement, etc.). En marge de la campagne politique, on a assisté à une explosion de conflits sociaux dont l'issue conditionnait la crédibilité de la transition vers un régime démocratique.

Le chômage, qui touche 16 % de la population auxquels il faut ajouter les 15 % de personnes vivant du commerce informel, est une des préoccupations premières des Panaméens. Même si le gouvernement sortant faisait état d'une croissance économique, de l'augmentation des dépôts bancaires, de la solidité de la banque, et de l'augmentation des transactions à la Bourse panaméenne, la situation économique et sociale de la majorité de la population ne s'était pas améliorée pour autant, la distribution des richesses étant chaque jour plus injuste et ne bénéficiant qu'à la seule classe dirigeante.

Le mouvement populaire fut très désorienté par la participation de certains dirigeants populaires et syndicaux à des alliances électorales avec les classes dominantes. Par opportunisme et dans le souci de se placer, ils n'ont pas craint de faire cause commune avec ceux qui maintiennent la majeure partie de la population en situation d'injustice et d'oppression. Dans ces conditions, la campagne a été marquée par un accord sur les grands thèmes de politique nationale, les nuances portant sur la mise en oeuvre de programmes de compensation afin d'atténuer les inégalités sociales et sur la présence ou non des troupes nord-américaines après le passage du canal sous contrôle panaméen en l'an 2000. Ces deux questions furent notamment défendues par le PRD et par le mouvement Papa Egoro du chanteur-avocat Ruben Blades.

Que s'est-il passé au Panama en août dernier ? Cela avait en fait commencé trois mois auparavant lorsque le gouvernement mit sur pied une Commission tripartite (gouvernement, patronat et syndicats) afin de discuter de la réforme du code du travail. Dès le départ, au courant des projets gouvernementaux, 49 syndicats refusèrent de participer à cette commission. Mais celle-ci fonctionna quand même avec les dirigeants de cinq centrales ouvrières, étudia les projets gouvernementaux, fit quelques petites modifications et, en gros, entérina le projet gouvernemental, déposé peu de temps après sur le bureau de l'Assemblée nationale.

Répression aveugle

La grève, lancée par les 49 syndicats, débuta le jour même de la discussion à l'Assemblée (3 août) à la suite d'une manifestation du Syndicat de la construction (Suntracs) devant le palais législatif ; la violente répression de cette mobilisation entraîna la mort de cinq ouvriers et des centaines d'arrestations. Trois jours plus tard, le très important Syndicat des ouvriers de la banane et les principales centrales ouvrières qui avaient participé jusqu'alors à la concertation se joignaient à la grève malgré une ultime réunion avec les députés du PRD qui tentèrent de les en dissuader.

Ces organisations demandaient au gouvernement de supprimer les amendements approuvés par le parlement ajoutés sans discussion préalable sous la pression du patronat. Le Conseil national de l'entreprise privée (Conep) trouvait en effet que le projet issu de la commission tripartite était mauvais car « il rendait plus rigides et moins flexibles les rapports de production par rapport à la situation précédente ».

Les mesures qui provoquèrent le plus de protestations étaient celles qui permettaient aux patrons de changer leurs employés de poste de travail, réduisaient leurs obligations en cas de licenciement injustifié et leur participation à un fonds de chômage et les autorisaient à réduire les salaires en temps de crise. Ces mesures mettaient fin à certaines des conquêtes syndicales obtenues sous le régime d'Omar Torrijos dans les années soixante-dix.

Quatre jours après le début de la grève, de nouvelles manifestations à Panama et Colon se terminèrent par des dizaines de blessés et des centaines d'arrestations. L'opposition parlementaire accusa le gouvernement de « reprendre des méthodes héritées de la dictature ». Par la voie de R. Blades, Papa Egoro dénonça la violence comme méthode de gouvernement et se prononça contre les modifications du code du travail.

Recul gouvernemental

Après l'appel à la grève lancé par les deux centrales ouvrières qui discutaient encore avec le gouvernement, celui-ci proposa au Parlement une légère modification des articles lésant le plus les travailleurs, en échange d'un arrêt de la grève. Cette modification ne changeait rien sur le fond, mais maintenait 50 % du salaire en cas de licenciement injustifié et cinq mois d'indemnisation. Cependant les syndicats appartenant à ces deux centrales déclarèrent qu'ils maintenaient leur grève jusqu'au vote final du Parlement, et ce malgré les menaces de licenciement de certains secteurs du patronat.

Après avoir vivement critiqué les législateurs du PRD et affirmé que « pendant que les arnulfistes [opposition] défendent le Code de Torrijos, les torrijistes [PRD] essayent de le démanteler », Ruben Blades déclara que « ces réformes sont le produit d'une instruction venant de l'étranger, car l'entrepreneur panaméen avait appris à vivre avec ce Code ». Il fit remarquer que les réformes de 1975 et 1986 « loin de produire des emplois ont augmenté le chômage ».

Le 12 août, l'Assemblée législative approuva la dernière mouture des réformes du code du travail alors que le ministre du Travail proposait d'augmenter le salaire minimum. « Ces réformes font partie d'un ensemble de lois destinées à moderniser le pays et à attirer des investissements étrangers », déclara le ministre de la Planification et de la Politique économique, qui ajouta que le code du travail avait été créé en 1972 pour protéger le travailleur mais « que son créateur [le général Torrijos] avait eu la main lourde en matière de protection ».

Malgré le succès croissant du mouvement et la fermeté de la grève, les dirigeants des 49 organisations syndicales qui avaient appelé à une grève illimitée (elle aura duré onze jours) décidèrent d'y mettre fin le 14 août, après le vote des réformes du Code du travail de l'Assemblée. Celles-ci prirent force de loi le jour même, après publication au Journal officiel. Le communiqué syndical expliquait qu'après le refus du président Ernesto Pérez Balladares d'utiliser son droit de veto et l'approbation de la loi « en vitesse et presque à la sauvette », il fallait « agir intelligemment » et entamer « une lutte de résistance nationale contre l'exécution des changements imposés ». Un dirigeant syndical proposa de recourir à la Cour suprême de justice et à l'Organisation internationale du travail pour non conformité à la Constitution et atteinte aux droits des travailleurs.

Division de façade

Le secrétaire général du Suntracs, Genaro Lopez, proposa de « maintenir la coordination des 49 organisations pour continuer la lutte » et d'exiger du gouvernement qu'il décrète « une augmentation générale des salaires pour améliorer les conditions de vie des travailleurs ». Il alla lui-même ensuite signer un accord avec les patrons de la construction, dans lequel les travailleurs s'engageaient à augmenter leur productivité pour récupérer le temps perdu, et les patrons à garantir la stabilité et à ne pas prendre de mesures de représailles contre les grévistes.

Les changements à la législation du travail rendent plus libre l'embauche et la mobilité des travailleurs et facilitent les licenciements, dans l'espoir d'attirer l'investissement étranger. D'autres pays avaient pourtant fait la même chose sans résultat. Il n'en reste pas moins que cette grève fut marquée par une volonté de lutte des travailleurs, par une division syndicale plutôt de façade, car on a finalement l'impression que, malgré les discours, toutes les directions syndicales ont accepté le nouveau Code du travail en échange d'une éventuelle augmentation des salaires. Les travailleurs resteront pour enlever leurs morts.


(1) Voir « Volcans » n° 12, été 1994.


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