En 1987, 200 000 touristes ont visité Cuba, lui apportant 111 millions de dollars. Les installations hôtelières de l'île ne comptent que 15 000 chambres. L'essentiel des échanges économiques se fait alors avec l'URSS et les pays du Comecon (de l'ordre de 80 % des importations comme des exportations), mais le gouvernement cubain, à la recherche de devises convertibles, décide de développer rapidement l'industrie touristique en faisant appel à des capitaux étrangers.
En 1989, l'URSS implose, l'économie cubaine s'effondre. Le plan de sauvetage lancé alors passe par des mesures d'économie drastiques, notamment en matière énergétique, et de sévères privations pour l'ensemble de la population. Cette « période spéciale en temps de paix » selon la terminologie officielle , véritable opération survie, est marquée par une accélération spectaculaire du développement du tourisme. Aujourd'hui, c'est sans doute la première ressource en devises du pays, rôle tenu jusque-là par la production sucrière. Le pari lancé par les autorités cubaines, qui ont misé sur le tourisme pour garder la tête hors de l'eau, semble pouvoir réussir : de 1987 à 1994, en sept ans, le nombre de touristes est passé de 200 000 à 620 000 et les revenus bruts en dollars du tourisme de 111 à 850 millions (les revenus nets représentent de l'ordre de 30 % des revenus bruts).
En 1992, quelque 500 000 touristes, 30 000 chambres d'hôtel dont 10 000 pour la seule presqu'île de Varadero. En cinq ans, la capacité d'accueil a doublé, et le nombre de touristes a été multiplié par 2,5. En 1993 et 1994, la croissance s'est poursuivie au rythme prévu de 5 000 chambres supplémentaires par an et la fréquentation n'a pas fléchi, tout au moins jusqu'à la crise des balseros l'été dernier (5 600 000 touristes en 1993, 6 200 000 en 1994).
En 1992 le tourisme français arrive en septième position et ne représente guère plus de 2 % de l'ensemble. Sur le demi-million de touristes recensés en 1992, le Canada arrive largement en tête (109 000, soit 22 %), puis l'Allemagne (67 000), l'Espagne (66 000), le Mexique (45 000), l'Italie (46 000), l'Argentine (23 000), l'Autriche (13 000), la France (11 000), le Chili (7 000) et la Belgique (6 000).
C'est vrai que les tours opérateurs français proposent traditionnellement d'autres destinations dans les Caraïbes, à commencer par la Martinique et la Guadeloupe. Mais en 1993 et 1994, il y a comme une engouement pour Cuba, et le nombre de vols directs hebdomadaires Paris-La Havane sera même porté à quatre pendant plusieurs mois (deux vols assurés par la Cubana et deux par AOM). Une trentaine de tours opérateurs ont inclu Cuba dans leur catalogue, notamment Fram et Jet Tours. Quelque 28 000 Français visitent la grande île en 1993 et 34 800 en 1994.
Nécessité faisant loi, le tourisme est donc devenu la clé de voûte de la survie économique. Des concessions importantes ont été faites pour permettre l'investissement de capitaux étrangers, la construction rapide et la rénovation des installations hôtelières, la gestion d'hôtels quatre étoiles par des sociétés mixtes ou étrangères, l'appel à des tour opérateurs susceptibles de faire venir la clientèle visée... dans ce domaine les changements sont spectaculaires. A La Havane vient de s'achever la construction, en front de mer, de l'hôtel de luxe Cohiba. A Varadero, où les constructions de nouvelles installations se multiplient, les hôtels Melia et Sol Palmera trônent avec arrogance bien dans les goûts de leur clientèle issue des classes moyennes, sable blanc et cocotiers, soleil brûlant et air conditionné. Et l'urbanisation exclusivement touristique de certains îlots paradisiaques sur la côte atlantique, reliés au littoral par un terre-plein artificiel de plusieurs dizaines de kilomètres, avance bon train : un hôtel haut de gamme, dont l'exploitation a été confiée au groupe espagnol Guitart, a été inauguré par Fidel Castro en novembre 1993 à Cayo Coco.
Nécessité vitale, cet essor touristique a cependant des retombées négatives préoccupantes. Sur le plan architectural et urbanistique d'abord, même si dans ce domaine le pire a été évité, malgré la pression de la rentabilité à court terme. A la Havane comme à Varadero, les hôtels 4 ou 5 étoiles construits ces dernières années n'ont pas franchement amélioré le paysage urbain. Et si Varadero se défend de vouloir singer Cancun, cette gigantesque urbanisation touristique à quelques dizaines de milles sur le littoral mexicain, on a pourtant l'impression que c'est la même clientèle qui est visée, les mêmes goûts flattés, les mêmes promoteurs aux commandes. Ailleurs, c'est vrai, des réalisations témoignent d'un réel souci d'intégration au site, de préservation de l'environnement, comme l'hôtel Moka plongé dans la verdure du village de Las Terrazas, sur la route qui va de La Havane à Pinar del Rio.
Les retombées sociales, immédiates et à moyen terme, sont davantage à craindre. La prostitution se développe, de plus en plus voyante aux abords des hôtels, des circuits obligés de La Habana Vieja, des allées cossues du quartier résidentiel de Miramar, et avec elle inévitablement le proxénétisme. Bars, discothèques et halls d'accueil des hôtels accueillent les jineteras accréditées, alors que d'autres tentent vainement leur chance. Les autorités ne prétendent plus nier cette réapparition massive de la prostitution à Cuba, même si elles s'efforcent d'en relativiser la signification. L'impact social du tourisme est profond. Travailler pour le tourisme, c'est le rêve : quelques pourboires permettent de gagner en un jour l'équivalent du salaire mensuel d'un cadre supérieur. Les jeunes diplômés de l'université, qui ont par ailleurs du mal à trouver un travail dans une économie en léthargie, se jettent sur tout emploi, même non qualifié, dans ce secteur. C'est aussi l'espoir d'entrer en contact avec des sociétés étrangères présentes à Cuba. Aussi les sociétés cubaines qui gèrent les activités touristiques sont elles une véritable chasse gardée, où les cadres de l'armée et du Parti communiste sont aux commandes. La plus importante, Cubanacan (58 hôtels, soit 8 000 chambres, 48 restaurants, des boutiques, un service de location de voitures et un parc d'autocars), accueille dans ses installations près de la moitié des touristes étrangers : c'est une société mixte dont 51 % du capital est cubain, le reste revenant à des investisseurs privés essentiellement espagnols et canadiens.
Pour la population de l'île, cet essor spectaculaire du tourisme est vécu de façon contradictoire. Si sa nécessité ne fait guère de doute pour apporter les devises nécessaires à la simple survie, il est souvent mal accepté. Eux-mêmes n'ont plus accès aux installations touristiques, aux hôtels, aux restaurants, aux piscines, aux plages, réservés de fait sinon de droit aux détenteurs des dollars tant convoités. Mal acceptée également la priorité au tourisme en matière de construction, alors que la population de La Havane vit dans des logements exigus et un tissu urbain détérioré : la rénovation de la vieille ville, classée patrimoine historique de l'humanité, avec des édifices de l'époque coloniale, laisse les quartiers avoisinants du centre de La Havane à leur état misérable. Le développement touristique souligne les inégalités sociales.
Même s'il est sensible à la conjoncture économique internationale, ainsi qu'aux événements politiques internes et internationaux, le développement du tourisme à Cuba est loin d'avoir atteint ses limites. Les richesses naturelles de l'île sont tout à fait exceptionnelles et très partiellement mises en valeur.
Si demain l'embargo des Etats-Unis était enfin levé, et que Cuba ne soit plus frappée d'interdit pour les citoyens de ce pays, il n'est pas difficile d'imaginer les effets considérables que cela aurait sur le tourisme dans l'île. C'était probablement le passage forcé pour assurer la survie de la révolution cubaine, mais comment ne pas s'interroger sur l'état dans lequel elle sortira de cette nouvelle épreuve ?