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Les montagnes russes

Par Christian Tutin

Au début de l'été 1995, la situation de l'économie mexicaine offre un contraste saisissant entre un redressement financier apparent, et une détérioration impressionnante du commerce et de l'industrie. Tout indique que, loin d'être temporaire, la crise ouverte en décembre 1994 est partie pour durer.

Le plan massif de sauvetage du Mexique a atteint son premier objectif : après trois mois de turbulences sur les marchés financiers, les mois d'avril et mai ont été marqués par un net rétablissement : remontée des cours boursiers, rétablissement spectaculaire de la balance commerciale, réappréciation du peso sur les marchés des changes, qui est revenu autour de 6 pesos pour un dollar, après avoir atteint 8 en février, et contre 3,46 avant le krach de décembre.

A s'en tenir à ces indicateurs, la crise semble donc en passe d'être surmontée. Pourtant, aucun de ces signaux ne garantit que les problèmes structurels de l'économie mexicaine soient en passe d'être surmontés. Vue la hauteur des engagements (48 milliards de dollars au total, ce qui représente à peu près le PIB de l'Irlande) pris par les Etats-Unis et les institutions financières internationales, il aurait d'ailleurs été surprenant que les marchés ne se calment pas, et cela aurait mis en crise l'ensemble du système international. Quant au rétablissement, bien réel, de la balance commerciale, c'est bien le moins qu'on puisse attendre de pareille dévaluation. Pour spectaculaire qu'il soit, il n'est donc ni étonnant, ni le signe d'une bonne santé retrouvée. D'autant qu'il est dû au moins autant à l'effondrement des importations qu'à l'envolée des exportations. Il s'explique donc en partie par la chute dramatique de la consommation et de l'investissement intérieurs. Les banques privées manifestent d'ailleurs la plus grande prudence : plusieurs grandes banques américaines et japonaises, qui devaient apporter quelque 3 milliards de dollars, ont finalement refusé, fin mars, de participer au plan de sauvetage (1).

Les indicateurs d'activité dessinent en effet un tableau nettement moins favorable. Dans la restauration, les industries graphiques, l'automobile, la construction, la sidérurgie, les industries textiles ou de la chaussure, les représentants du patronat multiplient les avertissements et les cris d'alarme. C'est une façon pour eux d'essayer d'obtenir du gouvernement un traitement de faveur qui a pour le moment été réservé aux banques et au secteur financier.

La production en chute libre

Mais les chiffres avancés ne laissent aucun doute sur la gravité de la situation : en avril 1995, la chute des ventes atteignait 30 à 80 % selon les branches, par rapport à la même époque de l'an dernier. Elle atteignait 30 % pour le textile et l'habillement, 45 % pour la chaussure, 50 % pour les arts graphiques, 70 % pour l'automobile. Certains secteurs comme la sidérurgie et l'automobile compensent en partie cet effondrement du marché national par un développement des exportations, en tirant parti de la dévaluation du peso. Mais tous ne le peuvent pas.

On estime à près de 250 000 le nombre d'emplois supprimés au cours du premier trimestre. Compte tenu de l'augmentation de la population active, le nombre de chômeurs a augmenté de 800 000 depuis décembre 1994, et le marché du travail sera totalement incapable d'absorber le million de jeunes mexicains qui vont y rentrer dans l'année. Les défaillances d'entreprises devraient atteindre leur sommet en juillet-août.

La Chambre nationale des industries de transformation annonce un taux d'utilisation des capacités de 40 % en avril. Dans ces conditions, le rêve de l'Alena pourrait devenir un cauchemar pour les Etats-Unis, confrontés non seulement à l'afflux de marchandises mexicaines redevenues compétitives par la chute du peso, mais aussi à l'émigration massive de travailleurs privés de tout espoir de trouver un emploi au Mexique.

En 1995, la baisse des exportations américaines au Mexique, en raison de la hausse du dollar, représentera 0,2 à 0,4 % de croissance perdue aux Etats-Unis.

Sur le front de l'inflation, la situation est loin d'être sous contrôle, malgré des politiques monétaire et budgétaire assassines. La hausse des prix de près de 25 % pour les quatre premiers mois de 1995 (10 % pour le seul mois d'avril) est considérable, compte tenu de l'importance de la récession, et elle ne s'explique pas seulement par les effets mécaniques de la chute du peso, qui a renchéri d'autant les importations. On s'attend à un glissement annuel des prix de l'ordre de 70 %, alors que le gouvernement affiche toujours une prévision de 42 %. La prévision d'une chute du PIB limitée à 2,5 % en 1995 est encore plus irréaliste. Plus le temps passe, et plus le pari gouvernemental d'une croissance rapidement retrouvée a toutes chances d'être perdu.

Des banques encore fragiles

Devant la menace d'un effondrement généralisé de l'économie mexicaine, par le jeu des faillites en chaîne, le gouvernement a choisi de protéger en priorité les banques. Pour cela, deux instruments nouveaux ont été introduits :

- le programme dit de « capitalisation temporaire » (Procapte) ;

- la création d'unités d'investissement (UDI) .

Le programme Procapte a consisté à « recapitaliser » les banques, de façon à éviter des défaillances. Une partie des crédits obtenus auprès du FMI a été utilisée à cet effet.

L'introduction des UDI consiste à garantir la valeur réelle des créances détenues par les banques, celles-ci étant réévaluées journellement en fonction de l'inflation, en échange d'une limitation des taux d'intérêt consentis aux entreprises et d'un report des échéances. Les taux ne suivent pas ceux du marché, mais la valeur des dettes est maintenue. Si la croissance repart à terme pas trop éloigné, cela peut permettre aux industriels et aux banques concernés de passer ensemble le cap de la crise. Le gouvernement a engagé 9 milliards de dollars pour garantir ces UDI.

Qu'il s'agisse de PROCAPTE, ou des UDI, l'opération de sauvetage du système bancaire mexicain ne réussira qu'à la condition que les défaillances d'entreprises ne soient pas trop nombreuses. Il faut attendre le second semestre pour le savoir. La très forte augmentation des créances irrécouvrables au premier trimestre (de l'ordre de 45 %) n'autorise qu'un optimisme limité. Tout dépendra à cet égard de la capacité à organiser la décrue des taux d'intérêt au cours de l'été. Tant que ceux-ci resteront supérieurs à 50 %, le risque d'effondrement cumulatif demeurera.

Le développement interrompu

La sévérité de la récession est aggravée par le caractère draconien de la politique d'austérité engagée depuis janvier, lui-même dû au refus d'apporter le moindre amendement au modèle libéral. Au contraire, on assiste à une fuite en avant dans plusieurs domaines : les privatisations, avec un programme dont le gouvernement espère 6 milliards de dollars de recettes en 1995, et 8 milliards en 1996, et qui devrait toucher les « domaines réservés » du secteur public, tels que les transports, les télécommunications et l'énergie, y compris une privatisation au moins partielle de la Pemex, la société nationale des pétroles. On parle aussi de l'introduction de fonds de pension, sur le modèle anglo-saxon, pour stimuler l'épargne des salariés.

De façon générale, le discours officiel consiste à attribuer la crise à l'insuffisance d'épargne et préconise des réformes fiscales et institutionnelles de nature à élever la capacité d'épargne « y compris de la part des groupes qui traditionnellement y contribuent relativement peu, tels les retraités et les détenteurs de faibles revenus » (2). Si le recours au financement externe pose bien un problème, c'est davantage en raison de sa forme (capitaux flottants) qu'en raison de son montant. Cela implique une remise en cause du « salinisme » à terme plus ou moins rapproché. Un récent rapport sur la pauvreté au Mexique en relativise sérieusement les succès et révèle une véritable interruption du processus de développement par la crise de la dette de 1982. Alors que, de 1963 à 1981, la part de la population vivant au-dessous du seuil de pauvreté avait baissé de façon considérable, passant de 77,5 % à 48,5 %, cette tendance s'est inversée après 1982, ce pourcentage remontant à 66 % en 1992. Les deux tiers des Mexicains ont vu leur revenu diminuer depuis 1982.

Les années de gloire du modèle libéral (1989-1992) n'ont pas vu le pays reprendre le chemin du développement. Non seulement les inégalités se sont accrues, mais le nombre d'emplois créés, qui avait été de 9 millions entre 1970 et 1981, est tombé à moins de 2 millions entre 1982 et 1992. La part des salaires dans le revenu national, qui était passée de 35,7 % à 37,5 % de 1970 à 1981, est retombée à 27,3 % en 1992.

Retour de l'Etat ?

On savait le modèle libéral fragile, et l'expérience des pays asiatiques difficilement généralisable. Aujourd'hui, c'est sa pratiquabilité même qui est en cause.

Comme l'écrivait récemment P. Salama, l'impasse où se retrouvent des pays comme le Mexique et l'Argentine est « de nature à produire un changement radical des politiques économiques. Plus d'interventionnisme est désormais prévisible, tant au niveau du contrôle des importations que des mouvements internationaux de capitaux, et ce probablement dans l'ensemble des économies latino-américaines. La ``leçon mexicaine'' pourrait conduire à un retour de l'Etat en Amérique latine, malgré l'assurance donnée que la voie libérale serait maintenue, en raison des impasses économiques, de la dépendance financière considérable et des bouleversements socio-politiques produits par cette crise » (3).


(1) « Financial Times », 23 mars 1995.

(2) E. Zedilllo, « La Jornada », 15 avril 1995.

(3) Pierre Salama, « De quelques leçons économiques de l'histoire latino-américaine récente », GREITD, Paris XIII, mars 1995.


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