Chaque semaine amène son lot de « jamais vu ». Cela a commencé avec l'affrontement public entre Salinas de Gortari et son successeur, le premier refusant de se plier à la règle de la mise à mort politique du président sortant, qui s'est soldé par la fuite précipitée de ce dernier vers les Etats-Unis. Il y a eu ensuite le déchaînement d'une guerre ouverte des clans au sein du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI), débouchant sur la rupture du pacte séculaire de non-agression entre les élites mexicaines et l'emprisonnement de Raul Salinas, le frère de l'ex-président, accusé d'avoir commandité l'assassinat du premier secrétaire du PRI en septembre dernier.
Le 1er mai de cette année, c'est l'un des plus beaux joyaux du kitch « priiste » qui a volé en éclats. Pour la première fois depuis 1925, le président de la République n'a pas présidé, du haut de son balcon, le traditionnel défilé du syndicalisme officiel.
En 1994, les cohortes ordonnées des grandes corporations ouvrières et du service public se succédaient encore, sous une pluie de papiers multicolores, devant le Palais national pour réaffirmer leur allégeance au chef de l'Etat : un « Gracias, señor Presidente » obtenu, non moins traditionnellement, moyennant un jour de congé payé...
Depuis quelques temps pourtant, une manifestation « off » se déroulait en marge du défilé officiel, avec la participation des syndicats indépendants et les sections dissidentes des grandes corporations. Les slogans hostiles au régime, les moqueries, la dérision s'y exprimaient bruyamment.
Cette année, les digues se sont finalement rompues. Fidel Velasquez, le patriarche décrépit du syndicalisme domestiqué, a prudemment décidé d'annuler le défilé, reconnaissant son incapacité à contrôler le mécontentement, et c'est une gigantesque manifestation indépendante, rassemblant plus de 100 000 personnes, qui a déboulé dans les rues du centre de la capitale achevant son parcours sur le Zocalo. Les sections dissidentes du service public, des organisations ouvrières et paysannes y côtoyaient des étudiants, des habitants des quartiers défavorisés, des chômeurs. Les manifestations de soutien aux zapatistes, les tirades acerbes contre le gouvernement, les exclamations de triomphe, la joie d'en avoir fini avec le simulacre annuel se mêlaient à l'angoisse silencieuse d'hommes seuls marchant avec une pancarte : « j'ai perdu mon travail » ou « prenez-moi tout, mais pas mon emploi ».
En toile de fond, la profonde récession qui touche actuellement le Mexique. Outre les centaines de milliers d'emplois supprimés depuis le début de l'année, la population mexicaine subit actuellement une terrible compression de son pouvoir d'achat : alors que le gouvernement prévoit un taux d'inflation de 40 % (50 % selon la plupart des économistes) pour cette année, le salaire minimum ne devrait dans le même temps augmenter que de 18 %, d'où une perte de pouvoir d'achat de ce revenu d'au moins 20 %, une chute sans précédent pour une seule année.
Cette manifestation convoquée par la Coordinadora intersindical primero de mayo (Coordination intersyndicale premier mai), constituée à cette occasion, visait également à soutenir le SUTAUR-100, l'organisation des travailleurs de la compagnie des bus de Mexico.
Le gouvernement a lancé, au mois d'avril dernier, une attaque frontale contre cette organisation. Après avoir déclaré en faillite l'entreprise publique de transport en commun, la Ruta-100, il a emprisonné cinq des dirigeants de son syndicat, ainsi que son conseiller juridique, accusés de corruption et de détournements de fonds. Cette opération musclée a soulevé un tollé au sein de l'opposition qui a dénoncé l'illégalité du dépôt de bilan de l'entreprise (étant depuis longtemps massivement financée par des fonds publics, elle échappait au droit commercial) et la manoeuvre politique qu'occultaient les accusations portées contre le syndicat. Celui-ci était en effet tenu par le Mouvement prolétaire indépendant, formation politique qui a, depuis plusieurs mois, développé des liens avec les zapatistes.
Outre le démantèlement d'une puissante organisation indépendante, il s'agit de la part du gouvernement d'une action qui s'insère dans le processus de privatisation des entreprises publiques. La Ruta-100 est passée entre les mains d'industriels proches du pouvoir qui ont à présent les coudées franches pour réembaucher un personnel purgé de ses « éléments subversifs ».
Ce premier mai indépendant atteint l'un des piliers historique du régime mexicain : le corporatisme. C'est à Lazaro Cardenas que l'on doit la constitution, dans les années trente, des grandes corporations ouvrières et paysannes qui permirent d'intégrer de larges fractions des populations urbaines et rurales à l'Etat mexicain. Une caste de dirigeants syndicaux, maintenus à leurs postes, pour certains, depuis cinquante ans (Fidel Velasquez, 94 ans, en est l'exemple le plus flagrant) se substitua ainsi aux anciens caciques locaux, assurant, à l'échelle nationale, une médiation entre les élites politiques et des bases populaires compartimentées. Ces intermédiaires constituaient le pivot de l'échange corporatiste, obtenant de leurs adhérents un soutien au pouvoir en contrepartie de progressions salariales et d'avantages sociaux.
Avec la crise de la dette et la mise en place des politiques d'ajustement structurel, ce système a progressivement connu une mutation. Avec les sévères pertes de pouvoir d'achat et le blocage de la redistribution, survenus pendant les années quatre-vingts, l'érosion, initiée dans les années soixante-dix, de la capacité de contrôle des dirigeants corporatistes s'est approfondie. Les privatisations, de même que les restructurations de l'organisation productive, en particulier l'exigence de la flexibilité du travail, ont peu à peu desserré les liens entre l'Etat et les corporations, accentuant le pouvoir des entreprises dans la définition des différents aspects de la relation salariale, notamment les rémunérations et les conditions d'embauche.
Le sociologue du travail mexicain E. de la Garza remarque pourtant que l'un des traits de ce « néo-corporatisme » demeure une subordination des dirigeants syndicaux cette fois directement au président de la République, qui obtient d'eux l'acceptation des politiques de stabilisation, en échange, grâce à la répression des mouvements indépendants, de la protection de leur position de monopole. Cette relation a en particulier joué un rôle essentiel dans la signature des pactes salariaux successifs sur lesquels a reposé la réduction notable du taux d'inflation obtenue jusqu'en 1994.
Après la montée en puissance de la contestation en 1988, le gouvernement de Salinas était parvenu à contrer l'essor des dissidences démocratiques au sein des syndicats officiels, cela au prix de concessions matérielles, autorisées par le retour à la croissance du début des années quatre-vingt-dix. Avec l'effondrement de l'économie mexicaine et la grave crise des finances publiques, cela devient beaucoup plus problématique.
La subordination des dirigeants au chef de l'Etat, relayée par la structure patriarcale et clientéliste des organisations officielles, semble assurer le maintien d'une forte emprise de l'Etat sur les relations salariales. Cependant tout porte à croire que la fronde des sections démocratiques issues des corporations officielles va se trouver considérablement renforcée dans les mois et les années à venir, mettant en question la capacité du gouvernement à maîtriser les revendications salariales, et par conséquent à restaurer la stabilité monétaire, élément crucial d'une stratégie économique fondée sur l'attraction de capitaux étrangers.
Le Mexique connaît à l'heure actuelle une intensification des manifestations de rejet de la politique économique et de contestation du régime en général. Ainsi, les travailleurs de Ruta-100 continuaient, fin mai, à s'insurger contre la mise en faillite de leur entreprise : après avoir tenté en vain d'accéder à Los Pinos, la résidence présidentielle, une colonne de dix mille d'entre eux bloquait la circulation du périphérique pendant plusieurs heures, recueillant le soutien des passants.
Le 6 juin dernier, 5 000 paysans venus à pied de l'Etat du Tabasco, situé au sud-est du Mexique, bloquaient l'entrée de la bourse de Mexico, affolant les opérateurs financiers.
Au-delà de ces mouvements qui, bien que massifs, peuvent sembler isolés, il semble bien qu'un processus d'organisation du syndicalisme indépendant soit en cours. En témoigne la Coordinadora intersindical primero de mayo qui rassemble plus de cinquante signataires, dont, il est vrai, une majorité de syndicats universitaires, associés avec des organisations du service public et une dizaine de syndicats de l'industrie et d'agriculteurs. Cette coordination incarne le réveil de la société civile déclenché par l'insurrection zapatiste.
Dans un document adressé au président, elle affirme : « Nous ne sommes pas une force insurrectionnelle bien que nous ne soyons pas une force parlementaire. La démocratisation du pays doit inclure la société civile organisée, en particulier les syndicats, et pas seulement les forces politiques. Nous ne croyons pas en un processus de transition à la démocratie qui n'inclue pas les syndicats (...) Notre indépendance nous autorise à développer une politique d'amples alliances, dans le but de venir à bout des politiques néo-libérales et de restructurer le mouvement syndical de ce pays ».
Assailli de toutes parts, le pouvoir mexicain semble en mauvaise posture pour reporter bien longtemps l'échéance de la démocratie syndicale.