Attention, ce site n'est qu'une sélection des archives de la revue Volcans.

Le site définitif et officiel de la revue Volcans.


Ces morts-ci sont de la famille

Par Gioconda Belli

Après Ernesto Cardenal, Gioconda Belli, poète emblématique de la révolution nicaraguayenne, a abandonné un FSLN qu'elle ne reconnaît plus. Elle l'a fait sous forme d'un poème publié dans le supplément culturel du Nuevo Diario, sans présentation. Il n'y a pas eu pas de réponse, seulement un encadré non signé de Barricada affirmant que le FSLN s'épurait des éléments indésirables.

Depuis que je suis rentrée du Nicaragua
je rêve tous les jours des camarades.
Dans le rêve du mardi, il y a une grande fête. [...]
Le mercredi il pleut et nous sommes dans une espèce de propriété ;
une propriété près de la mer comme celles qu'il y a dans les rêves
Monica et William sont arrivés pour expliquer leur position.
Je cherche des chaises avec ardeur. Un garde du corps vient dire
que le Cmdt Borge a décidé de se marier avec Marcela.
Préparatifs de la noce. Les gens viennent avec des offrandes,
avec des bougies et des vierges de la Purisima.
J'aligne amoureusement les offrandes sur le sol
pour marquer le chemin où avanceront les fiancés.
Tomas et Marcela marchent au milieu des bougies et des images
qu'ont apportées les femmes des quartiers.
D'un seul coup ils changent d'itinéraire
et je les vois apparaître par un autre couloir.
Monica explique qu'elle lutte contre les bourgeois.
Mais, demandai-je, comment peux-tu dire que le Cmdt Ruiz est un bourgeois ?
C'est un bourgeois, me dit-elle : il a des positions bourgeoises.
Mais il vit si simplement, dis-je.
Et ses années dans la montagne, son abnégation, son sacrifice ?
Elle me regarde. William lève la main en haussant l'index.
Réveillé.
Il y a de la douleur dans mes rêves.
Quand je me réveille, je voudrais dormir de nouveau.
Je voudrais dormir jour après jour,
ne pas avoir à me réveiller
pour ne pas voir mes camarades,
ceux de toujours,
avec qui j'ai tant aimé,
comme s'ils n'étaient plus les mêmes.
Ces morts-ci sont de la famille.
Le Front sandiniste se meurt
et pendant la veillée les bagarres se préparent.
Je ne veux pas entendre que je dois renier
ceux qui auparavant méritaient mon respect.
Les accusations me font mal,
le rêve commun est en miettes.
Les microphones vocifèrent des insultes
sur nous-mêmes.
La faim.
Que s'est-il passé ?
Qu'est-ce qui nous ronge l'âme ?
Pourquoi le temps de la mystique
est-il fini pour toujours
et ne sommes-nous plus que des politiciens,
victimes de l'air empoisonné
dans un pays qui s'auto-détruit jour après jour ?
Ah, comme je regrette les matinées ensoleillées
quand nous nous rencontrions sur les places
et nous sentions fiers d'être sandinistes.
Le langage commun. La camaraderie.
S'aider mutuellement. Se défendre les uns les autres.
Je l'ai peut-être rêvé.
En lisant les journaux, on dirait que rien n'est vrai.
Tout a peut-être été le fruit de mon imagination de poète.
L'affection que nous paraissions ressentir
n'était rien d'autre qu'une couverture qui cachait
l'animosité attendant de surgir, les différences impardonnables.
Peut-être ne sommes-nous pas seulement coupables d'avoir dilapidé la victoire,
mais aussi d'hypocrisie.
Qui peut croire en ceux qui se retournent contre leurs plus proches amis
avec tant de furie,
effaçant d'un trait de plume tout ce qu'ils avaient dit,
appelant noir ce qui hier seulement était blanc ?
Comment attendre que le peuple nous croie
quand, en son nom, nous commettons tant d'abus ?
A qui cela importe qu'Ernesto Cardenal démissionne ?
Le militantisme est volontaire a dit Daniel.
Pas même une expression de peine, de douleur ?
Il m'importe qu'Ernesto démissionne.
Je n'ai pas de mal à imaginer sa tristesse.Il a cru au FSLN. Il était fier d'être membre du FSLN.
Il a risqué la pratique de sa vocation pour appartenir au FSLN.
Le pape l'a bafoué publiquement pour son appartenance au FSLN.
Dans sa maison, seul, Ernesto doit avoir souffert en écrivant
sa lettre de démission. Pensant à Solentiname, son rêve,
détruit par la garde somoziste. Laureano mort.
Tant d'années. Tout cela.
Et les camarades disant avec indifférence :
Qu'il démissionne. Le militantisme est volontaire.
Je démissionne aussi. Comme Ernesto.
Peu importe que cela n'importe à personne.
Seulement moi, ici, écrivant ce poème en pleurant,
je sais combien il m'importe d'écrire cela.
Admettre la mort du rêve.
Me rendre compte que je ne rencontrerai plus
que les camarades que j'ai aimé et que j'aime encore
dans ce territoire vague de mes nuits lointaines
où ils continueront encore à être, pour moi,
des guérilleros valeureux, des hommes d'éthique
et où le Front sandiniste qui n'existe déjà plus
continuera à me chanter « Adelante marchemos compañeros »
depuis le territoire irréel
des dunes blanches de mon cerveau.

Attention, ce site n'est qu'une sélection des archives de la revue Volcans.

Le site définitif et officiel de la revue Volcans.