L'insurrection zapatiste de janvier 1994 avait brutalement rappelé le Mexique à sa réalité mésoaméricaine. Un an après, la crise du peso fait surgir le spectre d'une nouvelle crise de la dette et d'un effondrement brutal du niveau de vie. Entre 1988 et 1992, le Mexique a connu une croissance moyenne du PIB de 3 à 3,5 % l'an, et de l'investissement de 10 % l'an. Mais à partir de 1993, ce boom s'est brisé sur une politique d'austérité rendue nécessaire par l'explosion du déficit commercial. L'excédent commercial de 6 à 7milliards de dollars l'an en 1989-90, s'est annulé en 1991, pour se convertir en un déficit de 7 à 8 milliards en 1992, qui est monté jusqu'à 17 milliards en 1993. Cette dégradation du solde extérieur s'explique par la brutalité de l'ouverture commerciale, réalisée à partir de 1987, lors de l'adhésion au Gatt, et pour préparer la négociation de l'Alena. Cette politique a trouvé son couronnement en 1994 avec l'entrée du Mexique à l'OCDE, qui signifiait l'admission du Mexique à la « table des grands » de l'économie. L'élection programmée de Carlos Salinas à la présidence de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), avec l'appui des Etats-Unis, aurait constitué l'ultime consécration du projet libéral.
Au-delà des difficultés conjoncturelles, c'est une difficulté plus fondamentale qui se révèle :l'économie mexicaine s'avère incapable, en situation d'ouverture totale des frontières, d'engendrer des exportations industrielles suffisantes pour compenser la flambée des importations (notamment de biens de consommation) provoquée par la levée des barrières douanières. Certains secteurs d'activité se modernisent sous l'effet de la libéralisation du commerce, mais ils restent très minoritaires, et le phénomène dominant est la disparition de pans entiers de l'industrie mexicaine. Cela remet en cause le pari sur lequel reposait tout le projet économique du salinisme.
En effet, l'Alena ne sera bénéfique pour le développement de l'économie mexicaine que s'il se traduit par une entrée massive de capitaux dès les premières années de sa mise en oeuvre. Et pour que cela ne signifie pas un surcroît de dépendance, il faut qu'une partie suffisante de ce flux soit représentée par un excédent commercial structurel, susceptible d'être accumulé sur place. C'est cette double condition qui n'est pas remplie depuis deux ans. Cela ne pouvait que remettre en cause, à terme plus ou moins rapproché, la stabilité du peso, et donc la confiance des investisseurs. Une dévaluation « à froid », au printemps dernier, aurait pu éviter la montée des tensions. Mais le gouvernement mexicain, dont le principal argument électoral était sa réussite économique, s'y est refusé à quelques mois des présidentielles. Bien plus, il a suivi une politique de réévaluation du peso, consistant à pratiquer des mini dévaluations, inférieures au différentiel d'inflation avec les Etats-Unis.
Les spéculateurs pris de douteComme toute crise des changes, celle qui a éclaté fin décembre 1994 a un fort contenu spéculatif. La valeur d'une monnaie, qui est un actif parfaitement liquide (c'est à dire immédiatement convertible en un autre), dépend d'abord, avant tous les « fondamentaux» possibles et imaginables, de l'idée que se font les opérateurs de sa valeur future. Tant que cette opinion des spéculateurs est stable, on peut avoir l'illusion que le taux de change reflète la valeur « réelle » de la monnaie. Dès qu'un doute commence à s'installer parmi eux, tout devient possible. On l'a vu par le passé sur le dollar, dont le cours a doublé ou diminué de moitié en l'espace de quelques semaines ou de quelques mois. Avec le peso, monnaie plus «faible », cela s'est produit en quelques heures. Les déclencheurs de la crise ont été politiques : l'assassinat du secrétaire général du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) en septembre, puis le regain de tension au Chiapas, ont créé la méfiance des milieux financiers. L'élargissement mal préparé des marges de fluctuations du peso a été pour eux l'occasion de la rendre manifeste.
Un choc continentalLa crise qui a éclaté n'est pas un simple accident : elle représente un changement complet de paysage, non seulement pour les trois pays parties prenantes de l'Alena, mais pour tous les pays d'Amérique latine engagés dans des processus de libéralisation fondés sur le libre-échange et la dérégulation. C'est ce qui explique les réactions en chaîne des marchés financiers de São Paulo et de Buenos Aires. Il n'est jusqu'au dollar canadien, au bath thaïlandais et à la peseta espagnole qui n'aient eu à souffrir de la crise mexicaine.
La gravité de la crise se mesure aussi à l'ampleur et à la rapidité de la réaction nord-américaine et des institutions financières internationales. Entre les 18milliards de dollars mobilisés par le FMI et la Banque mondiale, et les 40milliards de dollars de prêts offerts par les Etats-Unis, ce sont près de 60milliards de dollars qui s'offrent en soutien au peso défaillant. Si l'ensemble de ces promesses de garanties devait se réaliser, la dette du Mexique --aujourd'hui de 110 à 120 milliards de dollars -- se trouverait augmentée de 30% à 50%. C'est dire que l'on risquerait fort d'en reparler demain, au cas où le pays ne reprendrait pas rapidement le chemin de la croissance, à cause des plans d'austérité successifs mis en place pour combattre la crise du change. Mais l'urgence qu'il y a à sauver l'économie mexicaine d'une catastrophe imminente justifie qu'on mette au second plan les considérations à plus long terme. L'aveuglement des congressistes républicains, qui bataillent ferme pour retarder, et si possible empêcher, la mise en place de l'aide financière américaine, risque d'ailleurs de faire capoter l'opération. C'est à très court terme en effet qu'il faut inverser la tendance sur les marchés financiers.
Au Mexique, l'incendie est déjà déclaré. Les prix des produits de consommation courante -- y compris les produits frais et non importés, qui n'ont pourtant aucune raison de varier avec le cours du peso -- ont augmenté de 50% à 100% sur les marchés de Mexico. Les commerçants ont cédé à la même panique que les milieux financiers.
Du coup, tous les sacrifices consentis par les Mexicains au nom de l'impératif de modernisation et d'ouverture, risquent de s'avérer vains. Or, ils n'ont pas été négligeables : la pauvreté et les inégalités de revenus se sont fortement aggravées au cours des années quatre-vingt, pour se stabiliser depuis. Mais, pour les plus pauvres, le bilan de la décennie écoulée reste largement négatif. Les politiques sociales, avec la mise en oeuvre du Programme national de solidarité (Pronasol) ont consisté, sous couvert de lutter contre la bureaucratie et d'atteindre une plus grande efficacité des dispositifs, à pratiquer une austérité en douceur. En 1993, les dépenses sociales par tête étaient légèrement inférieures à leur niveau de 1982.
Les salariés aux enfersQuant au pouvoir d'achat des salariés, il a été diminué de presque 50% depuis 1981. Avec l'effondrement du peso et la reprise de l'inflation qui se profile à sa suite, une nouvelle perte de pouvoir d'achat de même ampleur les menace. Le réveil est dur pour les nouvelles couches moyennes nourries par la financiarisation et l'internationalisation de l'économie mexicaine. La Bourse de Mexico avait monté de près de 50% en 1993.
Les retombées politiques de la crise sont incalculables. C'est d'abord la crédibilité externe du modèle néolibéral qui est atteinte. L'instabilité du peso annule en effet aux yeux des investisseurs étrangers les avantages du différentiel de rentabilité avec les Etats-Unis. A quoi bon réaliser au Mexique un taux de profit 5 ou 10 fois supérieur à celui qu'ils réaliseraient dans le monde développé si la valeur en dollars des profits réalisés en pesos peut se trouver diviser par 2... ou 10 en quelques heures ? La crise mexicaine relance aussi les critiques de l'Alena aux Etats-Unis, de la part des syndicats ouvriers comme des petites et moyennes entreprises menacées d'une perte brutale de compétitivité.
Mais c'est surtout la stabilité interne du Mexique qui est menacée. La situation risque de devenir dramatique pour les salariés, et proprement intenable pour les exclus du système. Cela pourrait remettre en cause les deux postulats qui empêchent l'éclatement d'une crise sociale majeure : la passivité des bidonvilles, et le consentement des salariés «garantis », à travers les compromis acceptés par les syndicats liés au PRI.
Négocier avec l'oppositionSur le plan politique, les conditions de l'aide américaine ont déjà réveillé l'opposition non seulement des adversaires politiques de Zedillo, le Parti révolutionnaire démocratique (PRD) et le Parti d'action nationale (PAN), mais au sein du PRI lui-même. Zedillo était déjà dépourvu de base militante au sein du parti, où on lui reprochait d'être un pur technocrate. La déconfiture du peso ne va certainement pas arranger ses relations avec l'appareil. La proposition de gager les futurs prêts nord-américains sur les ressources pétrolières a cristallisé les oppositions à la fuite en avant dans le libéralisme.
On comprend, dans ces conditions, l'empressement mis par le pouvoir à négocier un accord politique en bonne et due forme avec les oppositions, PAN, PRD et Parti des travailleurs (PT), quitte à en payer le prix fort : une vraie réforme politique. Mais ces partis n'offrent pas d'alternative globale à opposer au modèle saliniste. A moins que le réveil de la société civile, déjà provoqué par l'insurrection zapatiste, ne balaie le vieux système des partis. Ce serait alors une autre histoire, sans doute toute une aventure...