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Un pays ingouvernable

Par Cristina et Bernard Prum

Courant décembre, le gouvernement mexicain se sentait en position de force. Il avait mis en place un dispositif de bouclage de la zone de la forêt lacandone, persuadé d'avoir isolé la guérilla dans un petit territoire à l'est du Chiapas. Or, le 20 décembre, l'EZLN occupait sans violence 34 municipalités situées à l'ouest de cet Etat. Les cartes étaient ainsi redistribuées.

Des milliers de combattants avaient pu se glisser à travers le dispositif militaire et réapparaître en armes et en uniformes à l'autre bout d'un Etat sous haute surveillance. Quelques heures plus tard, avant l'arrivée de l'armée, les zapatistes avaient de nouveau disparu dans la nature.

En quelques semaines, le rapport de force allait évoluer de façon substancielle dans le conflit du Chiapas : la situation militaire sur le terrain, la dévaluation du peso, la fronde du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) face au président de la République allait faire basculer du pessimisme le plus noir à un espoir prudent.

« Nous sommes candidats à la fosse commune et à l'oubli immédiat. » Le sous-commandant Marcos s'adressait ainsi début décembre 1994 à une centaine de journalistes du monde entier, sur les lieux mêmes où, exactement quatre mois plus tôt, la Convention nationale démocratique avait été célébrée dans l'enthousiasme, toute la gauche mexicaine étant venue apporter son soutien aux zapatistes. Et le 8 décembre, on pu assister à l'investiture de deux gouverneurs dans l'Etat du Chiapas : tandis que, sur une place de Tuxla-Gutierrez, Avendaño était nommé « gouverneur du peuple», le nouveau gouverneur officiel, Eduardo Robledo, prenait le pouvoir dans le Palais, dont l'accès à la population était sévèrement interdit par un imposant cordon militaire. Arrivant en hélicoptère au milieu de la zone protégée par l'armée, Zedillo, lui-même président depuis le début du mois, a apporté en personne son soutien à Robledo.

Occupation militaire

Celui-ci est présenté par le PRI comme un « démocrate ouvert et généreux », alors qu'il a été pendant des années un proche collaborateur d'Absalon Castellanos, ancien gouverneur tyrannique du Chiapas. Il est accusé, non seulement de propos racistes, mais aussi d'avoir participé à des assassinats de leaders paysans, de maîtres d'écoles et à d'innombrables massacres d'indigènes, dont celui de Woloncan, en 1980, où 300 Indiens qui réclamaient leurs terres avaient été tués.

Depuis janvier 1994, c'est-à-dire depuis le début de l'insurrection, la situation militaire dans le Chiapas était restée inchangée : après avoir abandonné les grandes villes occupées pendant leur offensive du 1er janvier, les zapatistes s'étaient retranchés dans la forêt des Lacandons. L'armée tenait un certain nombre de points stratégiques, contrôlant notamment les entrées et sorties du territoire rebelle. Plus de 40 000 hommes étaient déployés, disposant de chars, d'artillerie, d'hélicoptères. L'aviation survolait quotidiennement les zones sous contrôle zapatiste. Bien sûr une telle présence de la part de l'armée mexicaine entraînait de multiples exactions : brutalités envers la population, arrestations illégales, viols de femmes indigènes, tortures.

Le 8 octobre, l'EZLN avait décidé de rompre les négociations avec le gouvernement. La Convention démocratique nationale s'enlisait dans un soutien timide aux zapatistes. De jour en jour, l'équilibre des forces évoluait au profit du gouvernement, d'autant qu'il pouvait compter sur l'appui des grandes puissances, à commencer par les Etats-Unis, avec qui il était engagé dans le traité de l'Alena. Face à celà, le soutien international aux zapatistes était quasi inexistant!

On compte aujourd'hui plus de 60 000 soldats dans le Chiapas. Les mouvements de troupes se multiplient, les provocations aussi. Dès sa prise de fonctions comme gouverneur, Robledo a écrit au ministre de l'Intérieur pour lui indiquer « la nécessité de patrouilles militaires pour préserver les libertés constitutionnelles».

De tous les Etats du Mexique, on signale des départs de troupes vers le Chiapas. Le sous-commandant Marcos analyse ainsi le double jeu du gouvernement : « Ils se déclarent prêts à négocier, mais en même temps ils multiplient les occasions d'affrontement. Ils cherchent à faire retomber sur nous la responsabilité de la reprise des hostilités.»

L'EZLN signale la présence sur le sol mexicain de kaïbiles, ces spécialistes guatémaltèques de la lutte anti-guérilla, célèbres pour leur violence et leur cruauté. Anecdotique mais significative est leur habitude de faire irruption sur les marchés et d'y dévorer les poulets vivants pour impressionner les populations. Parallèlement, le haut commandement guatémaltèque reconnaît que depuis l'insurrection de janvier dernier, de nombreux Mexicains suivent des cours de lutte anti-guerrilla dans les écoles de kaïbiles.

Le PRI recule

La revendication relative aux élections de gouverneur a provoqué une situation inédite au Mexique : l'insoumission du PRI au pouvoir exécutif, déjà affaibli par la dévaluation du peso (Zedillo a dû promettre à l'opposition qu'il ne garantirait pas avec les revenus pétroliers le prêt de 40 milliards de dollars que les Etats-Unis s'apprètent à lui accorder).

Outre le cas de Robledo, dans le Chiapas, l'opposition conteste plusieurs élections municipales dans l'Etat de Veracruz et l'élection au poste de gouverneur de l'Etat de Tabasco du candidat du PRI, Roberto Madrazo Pintado. Le Parti révolutionnaire démocratique (PRD) a présenté de nombreuses preuves démontrant la victoire électorale de son candidat, A. M. Lopez Obrador. Les militants du PRD ont même occupé le Palais du gouverneur de Tabasco pour empêcher la prise de pouvoir de Madrazo. Celle-ci a pu avoir lieu, après que la police et l'armée ont délogé les manifestants et arrété plusieurs d'entre eux.

Après avoir envoyé le ministre de l'Intérieur mener des négociations en pleine forêt lacandonne, le gouvernement a décrété un cessez-le-feu unilatéral le 12 janvier. Le 17, les zapatistes souscrivaient à ce cessez-le-feu, pour permettre aux négociations de reprendre, la condition posée étant la révocation des gouverneurs du Chiapas et du Tabasco, et de nouvelles élections municipales dans le Veracruz.

Zedillo semble prêt à négocier les têtes de Robledo, et surtout de Madrazo, proposant un référendum au Veracruz, pour savoir s'il faut revoir son élection ! Dans les Etats concernés, on a vu des manifestations, souvent violentes, de cadres du PRI, de propriétaires, d'éleveurs refusant tout compromis avec l'opposition. Plusieurs gouverneurs ont ouvertement apporté leur soutien à leurs collègues menacés. Tout cela dénote un affaiblissement du PRI, déchiré par des divisions internes extrêmement marquées, allant jusqu'à la désobéissance au pouvoir présidentiel, inconcevable il y a quelques années.

En contrepartie, on assiste à l'émergence au Mexique d'une société civile prête à se battre. On a vu naître un Mouvement des citoyens pour la démocratie, dont le but est « de la réinventer, la redécouvrir, la discuter, l'élaborer ».

Des promesses non tenues

Quant aux négociations, on peut douter de la volonté du gouvernement de les voir aboutir. Certes, le nouveau président a abandonné le discours de son prédécesseur, qui traitait les zapatistes de «petit groupe infiltré de l'étranger ». Mais il y a un côté provocateur à demander, en décembre, qu'ils expriment clairement leurs revendications, alors que depuis janvier ils les ont exposées de multiples fois, à commencer par l'organisation d'élections propres. L'EZLN a fait connaître par le menu les raisons de l'insurrection : la faim, la misère, la marginalisation, le manque de terres à travailler, l'exploitation brutale, la répression, les expulsions, les incarcérations, les tortures, les assassinats, les violations des droits de l'homme, le non--respect des lois. Au-delà des promesses et des discours, aucune revendication n'a été satisfaite.

L'anthropologue français André Aubry, qui vit à San Cristobal depuis fort longtemps, explique : « Depuis décembre 1993, aucun effort n'a été fait. Il n'y a pas d'amélioration en matière de santé, rien n'a changé dans l'éducation, il n'y a pas de développement agricole, il n'y a pas de crédits. »

Les déclarations du président Zedillo, bien que se voulant rassurantes, inquiètent. En 36 heures il est passé de « il faut être clair, il n'y aura pas de guerre dans le Chiapas » à « il ne faut pas qu'il y ait de violence dans le Chiapas », précisant néanmoins que « le conflit a entraîné la suspension de la souveraineté nationale sur une partie considérable de notre territoire, jouxtant, qui plus est, une frontière internationale ».

Malgré les déclarations de l'EZLN, le gouvernement craint des revendications autonomistes ou indépendantistes. Et Zedillo d'ajouter: « Ce conflit est une menace constante contre la tranquilité publique, la paix et la justice, il entraîne la détérioration des conditions économiques et sociales de la population, en particulier des plus pauvres. »

Les déclarations inquiètes se succèdent de la part des zapatistes eux-mêmes et des observateurs internationaux à qui l'accès aux zones de conflit est de plus en plus difficile, comme des autorités religieuses locales. Depuis plusieurs semaines, la Commission de conciliation présidée par l'évêque de San Cristobal, Mgr Samuel Ruiz, clame son inquiétude : « Le Mexique est au bord de la guerre civile. »

Malgré les dénégations réitérées du pouvoir, on s'interroge sur le désir de l'armée de contrôler la situation politique du pays. Mgr Ruiz a même entamé une grève de la faim pour implorer les deux factions d'éviter la guerre. Il est à craindre que cette action, pour généreuse qu'elle soit, ne suffise pas à empêcher le pire.


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