Le programme économique lancé en février 1995 par le gouvernement de Calderon Sol s'inscrit dans la continuité des politiques d'ajustement structurel instaurées par Cristiani au cours des années précédentes. Tout a commencé en effet avec l'arrivée du parti Arena au pouvoir en 1989 : suppression du contrôle des prix, augmentation des tarifs de l'eau, de l'électricité et des transports en commun, réforme fiscale, sont les mesures appliquées alors et qui ont été invariablement reprises par la suite : en 1991, au moment où un accord stand-by a été signé avec le FMI, accompagné d'un prêt d'ajustement structurel (PAS) de la Banque mondiale et d'un crédit de la Banque interaméricaine du développement (BID) ; en août 1993 avec l'attribution d'un nouveau PAS.
Ces mesures conjoncturelles ont été accompagnées de réformes à plus long terme : réformes du commerce extérieur, avec l'unification des taux de change et l'abaissement des droits de douane, privatisations dans le secteur bancaire, déréglementation.
Jusque-là, rien que de très banal, si on compare ces mesures aux différentes politiques d'ajustement structurel menées un peu partout. La différence réside dans les résultats à court terme de ces mesures et dans leurs risques à long terme.
En apparence, les résultats recherchés ont en effet été obtenus. Le taux d'inflation a été réduit de 23,3 % en moyenne annuelle entre 1985 et 1989 ; à 11,2 % en 1992. Et surtout, la croissance a repris, contrairement à ce qui s'est produit dans la plupart des pays du tiers monde « sous ajustement », qui ont sombré dans la récession : l'augmentation du PIB est passée de 1,6 % par an entre 1990 et 1992 à 3,8 % entre 1990 et 1992, croissance qui s'est encore accélérée depuis pour atteindre 7 % en 1994.
Cependant, cette croissance risque de se révéler fragile. En effet, elle a été soutenue par un développement du secteur exportateur et une reprise de la consommation, en particulier des classes aisées. L'effet mécanique en a été une croissance considérable des importations de biens d'équipement et de biens intermédiaires, plus rapide que celle des exportations, et donc un doublement du déficit commercial. Celui-ci est passé de 524 millions de dollars en 1989 à 1,125 milliard en 1994.
Cette évolution, inévitable en raison de la structure industrielle, est renforcée tout d'abord par la réduction des droits de douane, et ensuite par les arbitrages de politique économique. En effet, comme au Mexique, la croissance de ce déficit résulte indirectement du choix effectué par le gouvernement en matière de taux de change : unifié depuis plusieurs années et maintenu élevé, le taux de change est considéré comme un instrument de la politique anti-inflationniste. Comme il rend les produits étrangers bon marché par rapport aux produits salvadoriens, le maintien par la Banque centrale d'un taux de change fixe est destiné à lutter contre la composante « importée » de l'inflation, c'est-à-dire la hausse des prix de détail causée par celle des achats à l'étranger. En revanche, et symétriquement, les exportations deviennent moins compétitives. Si l'« effet volume » (augmentation du volume des importations, baisse de celui des exportations) est important, le solde commercial connaît une dégradation. C'est ce qui s'est déjà produit au Mexique.
Aucun problème pour le gouvernement salvadorien, dans la mesure où les flux de capitaux compensent ce déficit et alimentent la croissance. Ces flux sont de plusieurs ordres. On a ainsi assisté depuis la signature des accords de paix à un gonflement de l'aide extérieure, publique et privée. Par ailleurs des flux de capitaux surviennent dans le sillage des privatisations : par exemple un projet de prêt de la BID d'un montant de 215 millions de dollars serait destiné à financer un complexe électrique régional. L'Union européenne (UE) finance actuellement 400 projets de développement pour un montant supérieur à 900 millions de dollars. Le chef de la délégation de l'UE en Amérique centrale a défendu l'idée d'une coopération économique en direction du secteur privé pour faciliter l'intégration de la région au processus de globalisation - processus ancré dans les politiques d'ajustement les plus strictes et les programmes de privatisation les plus obstinés.
Parmi ces flux de capitaux, les envois de fonds à leur famille par les Salvadoriens émigrés, en particulier aux Etats-Unis, jouent un rôle particulier. On a estimé qu'en 1991, 13 % de la population salvadorienne vivait aux Etats-Unis. Si cette émigration fonctionne, par rapport aux tensions sociales, comme une soupape, les transferts eux-mêmes, sur le plan strictement économique, contribuent à émousser les effets les plus directs du modèle néo-libéral. Les transferts familiaux ont encore augmenté de 26,6 % entre 1989 et 1994, pour atteindre 962,5 millions de dollars, soit plus du tiers de la facture des importations, et plus de trois fois le service de la dette extérieure. Ils représentent donc une large part des réserves internationales du pays. Utilisés dans leur immense majorité à la consommation des familles pauvres, ces fonds ont limité l'ampleur de la récession des années 80 et alimenté le redémarrage de la croissance depuis le début des années 90.
Or c'est une source de revenus fragile. En effet, l'administration nord-américaine a menacé de renvoyer massivement 187 000 travailleurs salvadoriens dont le permis de travail a été suspendu depuis deux ans, tandis que le gouverneur de Californie, Pete Wilson, projette d'exclure les immigrés sans papiers des services d'éducation et de santé.
Au total donc, et pour des raisons diverses, tous les flux financiers venus de l'extérieur pourraient s'avérer tout aussi instables que les capitaux dits « fébriles » venus se placer au Mexique jusqu'en décembre 1994. Mêmes failles, mêmes effets possibles : la croissance salvadorienne est vulnérable. Elle ne repose pas sur l'investissement qui, entre 1990 et 1994, a augmenté cinq fois moins rapidement que la consommation, ce qui n'est guère étonnant si on considère qu'un taux d'intérêt élevé (de 20 à 25 %) est partie prenante de la politique monétaire adoptée. Tirée par l'exportation et les mouvements spéculatifs, elle est soumise à la fois aux aléas des marchés financiers et des marchés d'exportation. Si Calderon Sol projette de transformer le Salvador en gigantesque zone franche, il n'est pas évident pour autant que les parts de marché soient aujourd'hui si faciles à conquérir. D'où le désir du gouvernement salvadorien, comme des autres gouvernements centraméricains, de tenter de prendre le train de l'Alena en marche.
Par ailleurs, cette croissance s'est accompagnée d'une augmentation de la concentration des revenus, qui n'a pu être que légèrement atténuée par les transferts familiaux. Le budget de 1996 risque de renforcer cette tendance : au menu, réduction des dépenses publiques et augmentation des recettes, reposant surtout sur la réforme fiscale. Là aussi recette classique : si l'élargissement de l'assiette prévue passe globalement par un allègement de la pression fiscale directe, tout cela sera compensé par une augmentation de l'impôt indirect sur la consommation (IVA), autrement le plus injuste. Cette augmentation doit à elle seule contribuer à hauteur de 62 % à l'accroissement des recettes budgétaires prévues, le reste devant être couvert par des emprunts d'Etat. En outre, le gouvernement prévoit 300 millions de dollars de recettes grâce à la vente d'actifs publics, en dehors même des privatisations prévues des entreprises d'électricité et télécommunications - qui se heurtent à une résistance déterminée des salariés. Enfin, ces privatisations de services publics s'accompagnent d'une augmentation systématique des tarifs, parfois antérieure de façon à attirer les acheteurs, ce qui alimente l'augmentation générale des prix.
Le gouvernement a également dans ses cartons un projet de réforme de la sécurité sociale, inspiré du modèle chilien, c'est-à-dire comprenant une privatisation des fonds de pension, et une augmentation de la participation des intermédiaires financiers.
Pour atténuer les effets socialement explosifs de ces réformes et préserver son capital électoral, le gouvernement a mis en oeuvre des programmes « ciblés » en direction des plus pauvres. Même si au Salvador cela représente une part particulièrement importante des dépenses publiques (la moitié) et paraît mettre le gouvernement en contradiction avec lui-même, il n'y a en réalité rien là de bien original : c'est ce qu'a tenté de faire le gouvernement mexicain avec le plan Pronasol, et cela correspond à la thématique de l'« ajustement à visage hu-main » prôné depuis quelques temps par la Banque mondiale. De tels programmes sont mis en oeuvre un peu partout en Amérique latine.
Enfin, les différents facteurs qui ont permis au gouvernement de l'Arena de se reposer à la fois sur une reprise de la croissance et sur une plus grande stabilité des indicateurs monétaires semblent en voie d'épuiser leurs effets. Ainsi le taux d'inflation, alimenté d'ailleurs par les effets de l'augmentation de l'IVA, a redémarré depuis le début de l'année et recommence à avoisiner les 10 % annuels. On assiste également depuis peu à des menaces de récession : chute des exportations, déclin de la production industrielle, réduction de l'investissement privé.