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Mexique : les méfaits du libéralisme

Par Pierre Salma (1)

Dès la fin des années 80, avec le retour à la croissance, certes modérée, mais réelle, et la baisse radicale du taux d'inflation, le souvenir des années cauchemar qui ont suivi la crise de 1982 paraît s'éloigner. La voie libérale de sortie de crise paraît triompher. Elle est citée en exemple par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Mais derrière ce mirage, se cache une situation bien plus complexe et lourde d'enseignements.

Les dépenses budgétaires maîtrisées, des recettes fiscales plus solides et moins dépendantes que par le passé des ressources provenant de l'exploitation du pétrole, la perspective d'avoir un emploi mieux rémunéré et d'effacer ainsi la dégradation profonde du pouvoir d'achat subie pendant la « décennie perdue », ainsi nommée par la Cepal pour caractériser les années 80, alimentent l'idée que le Mexique a quitté le sous-développement et fait partie désormais des pays du Nord (ce qui géographiquement est exact). Appuyé, fortement encouragé par les institutions internationales, le libéralisme s'impose comme la seule et unique voie de sortie de crise. Paradoxe des paradoxes, le libéralisme est présenté comme la seule voie capable de diminuer le poids de la pauvreté, dont l'ampleur a cru démesurément dans les années 80.

Le réveil est brutal dès la fin de 1994. En quelques jours, la monnaie perd plus de la moitié de sa valeur, la récession arrive à grands pas (moins 10,5 % du PIB au deuxième trimestre 1995), l'inflation reprend son essor et les revenus du travail s'effondrent. Les plans d'austérité s'entassent. L'inflation est à nouveau ralentie, le solde de la balance commerciale devient positif dès le mois de février, mais les revenus du travail continuent à se dégrader et la chute du peso recommence en novembre 1995.

C'est dire que la menace d'un approfondissement de la récession, de la reprise de l'inflation et d'une nouvelle chute aux enfers des revenus du travail est forte. Selon Uno mas uno du 31 août 1995 : en 1970, il fallait 96 heures de travail dans le mois pour acquérir l'ensemble des biens de consommation nécessaires à la reproduction d'une famille moyenne pour un travailleur gagnant un salaire minimum ; ce chiffre s'élève à 234 heures en 1994 pour atteindre 373 heures fin août 1995. D'une manière générale, non seulement la pauvreté s'est accrue dans les années 80, mais le revenu moyen des plus démunis s'est affaissé et les inégalités parmi les plus démunis se sont acentuées. La sortie de crise a, certes, stoppé ce processus profond de paupérisation des couches moins favorisées avec l'éradication de l'inflation forte et la reprise légère de la croissance. Mais, l'amélioration du sort des plus pauvres, grâce aux politiques ciblées qui faisaient l'émerveillement de la Banque mondiale, a été le plus souvent un leurre dont l'objectif principal fut d'alimenter une politique clientéliste en faveur du parti au pouvoir depuis des décennies et des décennies. Et surtout, les inégalités entre les revenus du travail et ceux du capital se sont encore accentuées avec la mise en place des politiques, de désengagement de l'Etat, la vente des entreprises nationales à des prix d'amis aux amis au point que le Mexique, qui ne comptait aucun de ses citoyens parmi les cent hommes les plus riches du monde, pouvait se targuer d'avoir quatre Mexicains dans ce petit club à la veille des élections présidentielles de 1994 selon la revue américaine Fortune.

Les prix octroyés au meilleur élève du FMI

A partir de la fin des années 80, des politiques d'ajustement dites de seconde génération sont mises en place. L'objectif de payer d'abord la dette externe, quelles qu'en soient les conséquences en termes d'inflation, de récession, d'augmentation de la pauvreté sont reléguées au profit de politiques visant à rétablir d'abord les grands équilibres, ensuite de payer la dette. La crainte de voir se développer au Mexique une situation analogue aux émeutes (et au bain de sang) vénézueliennes explique probablement l'attitude plus souple et plus « politique » du traitement de la dette suivie par les Etats-Unis. Les frontières sont alors brutalement ouvertes, tant à la circulation des marchandises qu'à celle des capitaux. Le Mexique adhère au GATT en 1986, puis signe, plus tard, l'Accord de libre échange avec les Etats-Unis et le Canada. Le retrait de l'Etat s'accentue (privatisations massives, diminution des subventions), une gestion plus « libre » de la main-d'oeuvre permet de mettre en place une nouvelle organisation du travail dans les grandes entreprises, parfois par la force en licenciant et en réembauchant une partie du personnel, comme le firent les usines Ford, à l'instar de ce qu'avait fait Reagan avec les contrôleurs aériens. L'inflation baisse, la croissance repart modérément, l'équilibre budgétaire est, dans une certaine mesure, atteint. Ce n'est pas le cas de la balance commerciale, mais les entrées massives de capitaux, attirés par les taux d'intérêt élevés et l'assurance de pouvoir repartir, comblent ce déficit pendant un temps et permettent d'assurer le service de la dette tout en conduisant à une hausse des réserves et à une appréciation de la monnaie nationale. Le Mexique est donné en exemple par les institutions internationales aux pays qui ne parviennent pas à payer leur dette, à ralentir l'inflation, à retrouver la croissance et à diminuer le poids de leur pauvreté.

L'ouverture brutale des frontières, le retrait de l'Etat du domaine économique laisse des pans entiers de l'industrie nationale sans possibilité de résister à la concurrence nord-américaine, sans que ne soit prévue une aide, fût-elle temporaire et sélective, pour initier, voire appuyer, un processus de restructuration. Le Mexique offre ainsi un excellent marché aux produits américains et une excellente opportunité aux investissements américains de portefeuille. Les importations sont massives et l'emploi dans le secteur industriel baisse à mesure que les entreprises ferment ou changent radicalement de techniques et d'organisation du travail. Les exportations cependant augmentent, mais moins que les importations, malgré l'appréciation relativement forte de la monnaie nationale et la réduction rapide des aides à l'exportation. Cet essor important va être à l'origine de créations d'emplois dans les secteurs dont la compétitivité repose soit sur les salaires faibles (les industries maquiladoras), soit ceux dont la compétitivité repose sur des coûts unitaires de travail (2) plus faibles qu'aux Etats-Unis.

Le déficit commercial se creuse donc très vite et atteint une dimension considérable en pourcentage du PIB. A cette brèche commerciale, il convient d'ajouter le service de la dette externe, les sorties de capitaux attribuées aux dépenses faites par les touristes, de telle sorte que seules des entrées de capitaux massives peuvent permettre que de tels déficits n'aient pas de conséquence immédiates et négatives sur le taux de change. Ces entrées dépassant le besoin de financement conduisent à une appréciation importante de la monnaie nationale, elle-même source d'augmentation de la brèche commerciale.

Dollarisation

A l'exception des investissements directs dans les zones frontalières pourvoyeuses de devises, où la part de la valeur ajoutée mexicaine est très faible, et les investissements dans le secteur automobile pour lesquels la valeur ajoutée nationale est plus élevée, les investissements directs s'orientent surtout dans le secteur des services et représentent une part de plus en plus réduite de l'ensemble des investissements depuis que l'essentiel des privatisations a été réalisé. C'est dire que la majorité des investissements concerne les investissements en portefeuille et, en leur sein, les investissements hautement spéculatifs à très court terme, libellés en dollars.

De 1989 à 1994, le Mexique reçut ainsi 95,2 milliards de dollars dont les trois-quarts en investissement en portefeuille, soit 72 milliards de dollars. Sur cette somme, 27,9 ont servi à acheter des actions, et le reste, soit un peu plus de 44 milliards de dollars, ont été placés sur des produits financiers à très court terme, le plus souvent des bons du Trésor libellés en dollars dès 1994. Ces sommes ont servi à financer le service de la dette externe (65,3 milliards de dollars ces six dernières années), le solde de la balance commerciale devenu profondément négatif et enfin, à constituer des réserves à la Banque centrale.

Le prix (à payer) du libéralisme

Une telle situation ne pouvait plus durer. L'élève choyé du FMI connaissait décidément de grandes faiblesses avec l'essor de sa brèche commerciale. Quelques voix s'élevaient pour dévaluer mais le ministre des Finances, Aspe, se refusait à le faire, préférant libeller les bons du Trésor en dollars et prendre ainsi à son compte le risque de change en cas de dévaluation. Malgré ces garanties, la défiance monte surtout après l'incapacité du PRI à assurer la transition politique, dont le point d'orgue fut l'assassinat de son candidat aux élections présidentielles par l'entourage proche du président, et les promesses faites durant la campagne électorale. Les sorties de capitaux et le non-renouvellement des bons du Trésor mexicains venus à échéance sur les marchés internationaux s'élèvent à 23,4 milliards de dollars en 1994. Ainsi, 47 % de cette somme, soit 7,2 % du PIB a quitté le pays entre novembre et décembre 1994. Les réserves internationales sont passées de 29,5 milliards de dollars en février 1994 à 6,14 milliards de dollars en janvier 1995. C'est cette plongée vertigineuse des réserves, avec le risque majeur de défaut de paiement qu'elle impliquait, qui explique « l'aide » mas sive accordée par les Etats-Unis au Mexique. Le cours du peso plonge passant de 3,5 pesos pour un dollar à 7 pesos fin mars pour atteindre plus de 8 pesos pour un dollar en novembre.

L'austérité est déclarée pour stopper une inflation qui s'emballe. Les pauvres deviennent plus pauvres, l'emploi formel baisse fortement et l'essor du secteur informel accompagne la chute des revenus, la précarité des emplois se développe. Les couches moyennes ne peuvent plus rembourser les emprunts en dollars qu'elles avaient faits à cause de la forte dévaluation et de la hausse vertigineuse des taux d'intérêt. Les plans d'austérité agissent alors par la récession et la chute du pouvoir d'achat sur les prix en même temps que la forte dévaluation stimule fortement les exportations. L'essor des exportations n'est cependant pas de nature à relayer la perte de dynamique du marché intérieur et la récession perdure. Le dernier plan d'austérité (fin octobre), l'« alliance pour la récupération économique », joue principalement sur les allègements fiscaux en faveur des entreprises pour relancer l'investissement et légitime l'« alliance », vestige suranné du populisme du PRI, par des concessions floues sur la nécessité de dépasser les dépenses sociales financées en 1995, sans donner de chiffres et une augmentation prévue du salaire minimum de 10 % fin 1995.

Cependant, la fragilité du peso rend déjà obsolète ce plan puisque depuis son lancement le peso a encore perdu de sa valeur suite à des rumeurs de coup d'Etat semblant provenir des Etats-Unis et plus particulièrement de certaines institutions financières. Certains économistes considèrent que la « purge » n'est pas achevée et qu'il convient d'accentuer encore la perte de valeur de la monnaie nationale alors qu'en fait il s'agit de tirer le bilan du libéralisme et de la dégradation profonde de la situation d'une large fraction de la population, de faire une analyse des causes qui ont conduit à ce désastre et de définir, à partir de cette analyse une autre politique qui puisse assurer la reconstruction et l'amélioration du niveau de vie de ceux qui ont le plus souffert de la politique économique de l'élève le plus dévoué du FMI. La politique économique ne ressemble pas à des expériences faites par des physiciens dans des laboratoires. Lorsqu'une expérience échoue, ce sont des hommes et des femmes qui en paient les conséquences. C'est ce qui s'est passé et ceux qui ont préconisé une telle politique ont une responsabilité à laquelle ils ne devraient pas pouvoir échapper.

Véritable épée de Damoclés suspendue au-dessus de la tête des plus défavorisés, retenue par un fil de jour en jour plus ténu, incapable de fournir suffisamment d'emplois, la voie libérale de sortie de crise distillait l'espoir grâce à ses premiers succès dans la lutte contre l'inflation et la dépression économique. Le souvenir des méfaits de l'inflation et de la crise sur la situation des plus pauvres explique que cette illusion ait pu durer quelques années.

La prise de conscience des méfaits de la voie libérale, une fois rompu le fil retenant l'épée de Damoclés, ouvre des voies nouvelles pour des solutions alternatives à condition, toutefois, que les supports politiques à de telles propositions aient retrouvé la confiance de ceux qui paient le plus aujourd'hui le mirage libéral.


(1) Economiste et auteur, avec J.Valier, de « Pauvretés et Inégalités dans le tiers monde », Ed. La Découverte.

(2) Les coûts unitaires du travail se définissent comme le produit d'une combinaison des salaires et de la productivité du travail.


Encadré

Perte de pouvoir d'achat des salariés

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