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Une dépendance croissante

Par Laurent Beaulieu

De nombreuses îles de la Caraïbe se sont converties en paradis touristiques ou en paradis fiscaux. Elles n'ont pas attendu que l'ombre de l'ALENA vienne assombrir les perspectives des zones franches industrielles.

Laurent Beaulieu

Les Caraïbes ne sont plus l'enfant chéri des Etats-Unis. En 1985, dans le souci de ne pas voir se répéter l'expérience de la Grenade, les Etats-Unis accordaient une aide de 226 millions de dollars aux quatorze Etats de la Caraïbe anglophone regroupés dans le CARICOM (Caribbean Community). En 1995, l'aide (ou plutôt ce qu'on a l'habitude de regrouper sous ce terme) qui a été accordée à ces Etats n'est plus que de 22 millions de dollars. Et bien loin de favoriser, comme il y a dix ans, les exportations de ces pays, les Etats-Unis luttent avec acharnement contre les conditions préférentielles accordées par l'Union européenne aux importations de bananes venant des Caraïbes (dans le cadre de la convention de Lomé). A Washington, on fait valoir que ces dispositions s'opposent à la libéralisation des échanges. Il est surtout vrai qu'elles portent atteinte aux intérêts des firmes nord-américaines engagées dans la culture de la banane en Amérique latine. Or la production de bananes est vitale pour sept îles de la Caraïbe. Ainsi, la moitié des revenus d'exportation de la Dominique en dépend.

L'ALENA (Accord de libre échange nord-américain), qui regroupe les Etats-Unis, le Canada et le Mexique, donne des maux de tête aux économistes et aux hommes politiques caribéens. Ils craignent en effet que les avantages accordés au Mexique ne détournent vers ce pays les investisseurs autrefois intéressés par les îles de la Caraïbe. Depuis deux ans, ils menaient campagne pour que leurs produits bénéficient des mêmes conditions d'entrée aux Etats-Unis que ceux en provenance du Mexique. Ils avaient reçu pour cela tant le soutien du président Clinton que celui des dirigeants du Parti républicain. Mais au mois de septembre, dans les couloirs du Capitole, ils ont perdu la bataille qui les opposaient aux lobbyistes représentant l'industrie textile des Etats-Unis et les firmes opérant au Mexique : pour la seconde fois en un an, une importante commission du Congrès a jeté au panier leurs propositions.

Au mois de novembre, environ douze mille ouvriers travaillant dans des zones franches de la République dominicaine ont été licenciés. Le Ministre du travail a expliqué que ces licenciements étaient dûs aux menaces que fait peser l'ALENA sur l'avenir des zones franches industrielles (ZFI) . Pourtant, depuis dix ans, les ZFI avaient connu en République dominicaine un développement comme nulle part ailleurs dans les Caraïbes. Ce pays est aujourd'hui le quatrième site d'implantation de ZFI au monde derrière la Chine, le Mexique et la Malaisie. On y compte 33 zones franches, 175 000 ouvriers y sont employés. Les deux tiers des entreprises des ZFI travaillent dans le domaine de la confection et produisent des vêtements pour le marché nord-américain. Les sociétés nord-américaines emploient environ la moitié de la force de travail des ZFI et les entreprises d'origine asiatique (essentiellement coréenne) environ le cinquième.

Comme beaucoup de pays de la région, la République dominicaine a voulu suivre l'exemple de l'île voisine de Porto-Rico. Dans les années cinquante et soixante, l'opération Boostraps avait transformé la structure de l'économie portoricaine et impulsé l'essor de ses exportations. Ce succès était dû aux exonérations fiscales, à la proximité du marché nord-américain et à l'intégration de Porto-Rico au territoire douanier des Etats-Unis. Aujourd'hui, les coûts de main d'oeuvre s'étant rapprochés de ceux des Etats-Unis, Porto Rico n'est plus compétitif, sauf pour les industries qui nécessitent peu de salariés mais beaucoup d'investissements. C'est ainsi que l'industrie pharmaceutique y est extrêmement développée. Au début des années 80, plusieurs pays essayèrent avec plus ou moins de bonheur de mettre en oeuvre le modèle portoricain. Elles mirent en place des ZFI, c'est-à-dire des zones où les investisseurs, étrangers pour la plupart, se voient offrir la possibilité de transgresser la règle commune en matière fiscale, douanière et parfois en ce qui concerne le code du travail. Lorsque Reagan lança le Caribbean Basin Initiative (CBI), qui prétendait ouvrir largement les portes du marché nord-américain à la plupart de leurs productions industrielles, les pays d'Amérique centrale et des Caraïbes furent nombreux à tenter leur chance dans le domaine de l'industrie d'assemblage. Plus de 200 000 personnes sont employées dans des ZFI en Amérique centrale, particulièrement au Guatemala, au Honduras et au Costa Rica. Mais, pour ce qui est des îles de la Caraïbe, peu réussirent à tirer leur épingle du jeu.

La République dominicaine avait bénéficié jusqu'à présent de plusieurs atouts. Au début des années 80, les investisseurs préféraient le pays voisin, Haïti, où les salaires étaient particulièrement bas et qui jouissait d'une stabilité politique sans égal. A partir de la chute de Duvalier, en 1986, nombreux furent ceux qui se replièrent dans le pays voisin. Ils bénéficient en République dominicaine d'un des coûts horaires moyens les plus bas de la région (environ un dollar, toutes charges comprises) et de la proximité des Etats-Unis et de Porto-Rico. Une cinquantaine de sociétés partagent leur production entre Porto-Rico et la République dominicaine : dans le premier pays est mis en oeuvre ce qui nécessite peu de main d'oeuvre et beaucoup d'investissements, alors que l'assemblage est réalisé en République dominicaine.

Jusqu'à 50 000 ouvriers ont été employés dans les usines d'assemblage d'Haïti. Ils ne sont plus que 10 000. Parmi les îles de la Caraïbe, seule la Jamaïque possède des ZFI ayant quelque importance. Elles emploient environ 20 000 personnes. Dans les autres îles où existent des ZFI (Antigua, Barbade, Dominique, Grenade, St Kitts, Sainte Lucie, Saint Vincent, Trinidad et Tobago), seulement 15 000 personnes y travaillent au total. L'isolement de ces îles et un taux de change élevé y ont entravé le développement de ZFI.

Les ZFI n'ont pas eu d'effet d'entraînement sur le développement économique. Elles ont accru la dépendance des pays où elles ont été créées. Cependant, sauf exception, les îles où elles n'ont pas eu le succès escompté ont tout autant connu depuis quinze ans une dépendance accrue et un mal-développement. La production agricole reste souvent une activité essentielle. Mais elle se partage entre une agriculture d'exportation sur le déclin et des cultures vivrières en crise. La Jamaïque est sortie exsangue des traitements de choc successifs imposés par le FMI. L'autre grand pays anglophone, Trinidad-et-Tobago a subi les affres de nombreux producteurs de pétrole qui ont cru au miracle avant de voir s'effondrer les cours. Ces dernières années, on a connu presque partout les licenciements massifs de fonctionnaires et les privatisations d'entreprises publiques. En Haïti, le désastre économique qui a suivi le coup d'Etat de 1990 a provoqué l'effondrement de la monnaie haïtienne face au dollar. Il n'y a pas eu besoin de plan d'ajustement structurel pour cela. Durant l'année 1995, les droits de douane ont été réduits de manière drastique. Mais les projets de privatisation des entreprises publiques se heurtent à une forte résistance.

Les petites îles de la Caraïbe ont cherché une planche de salut dans le développement du tourisme et d'un secteur bancaire qui échappe aux contrôles internationaux. En 1990, le tourisme représentait environ 60 % du produit intérieur brut d'Antigua et des Iles Vierges britanniques, 44 % de celui des Bahamas et 40 % de celui de Sainte-Lucie. Dans la lignée de la contrebande traditionnelle, qui est encore vivace, des activités lucratives très particulières se sont développées. Bien que l'Etat de Saint Vincent et les Grenadines soit l'un des moins peuplés de la Caraïbe (environ 120 000 habitants), cet archipel possède, avec plus de cinq cents bateaux, la première flotte de complaisance de cette zone. La zone de finance off shore de Curaçao est enviée dans la région. Dans les îles Caïmans, le secret bancaire est absolu et aucun impôt direct n'y est perçu depuis le XVIIIe siècle. L'argent de la drogue peut se recycler facilement dans ces conditions. Et cela fait maintenant bien des années qu'une grande partie du revenu des îles de la Caraïbe provient directement du trafic de la drogue.


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