Comme on le verra plus loin, il est parfois difficile de s'y retrouver dans les méandres de la politique haïtienne. Et vouloir décrypter la politique des Etats-Unis ou de l'Union européenne concernant Haïti ressemble souvent à un jeu de cache-cache. Voire un jeu de dupes.
Les révélations de « Toto » Constant, ancien chef du FRAPH, actuellement emprisonné aux Etats-Unis pour infraction à la loi sur l'immigration, nourrissent les mêmes soupçons, lorsqu'il raconte ses équipées nocturnes dans la voiture du représentant de la CIA à Port-au-Prince, et affirme avoir été à la solde de celle-ci de 1991 à 1994. De même, le refus de la Maison blanche de restituer au gouvernement haïtien les documents saisis (près de 150 000 pages !) par l'arméé US au QG de l'armée haïtienne, avant qu'il n'aient été « triés » par les soins du Pentagone, montre l'importance des liens entre la CIA et l'armée de la dictature, et la crainte que l'administration américaine a de les voir révéler au grand jour.
Dans son édition du 29 novembre, l'hebdomadaire Village Voice, édité à New York, nous fait des révélations d'un autre ordre. Il publie des extraits de The Resister, un bulletin écrit par d'anciens Bérets verts, ces forces spéciales de l'armée américaine qui ont fait parler d'elles un peu partout dans le monde. On y trouve une synthèse de plusieurs rapports communiqués par des Bérets verts en poste en Haïti. Elle jette une lumière crue sur certains aspects cachés de l'intervention américaine. Il y a un an, alors que le gros des troupes était concentré dans quelques villes, les Bérets verts s'étaient vu confier la tâche de parcourir la campagne. Selon The Resister, immédiatement après leur arrivée dans une zone donnée, ils se réunissaient avec des militaires haïtiens et leurs auxiliaires. Si l'armée américaine prévoyait de confisquer des armes, ils les prévenait à l'avance, leur expliquaient comment cacher leur arsenal. Ils leur conseillaient de rendre les fusils hors d'usage afin de donner le change. Les Bérets verts disent avoir mis en place un programme pour faire passer en République dominicaine les partisans de la dictature qui risquaient d'être arrêtés. Aux autres, ils conseillaient d'entrer en clandestinité ou de prendre ce que le bulletin appelle « de grandes vacances ». Confirmant les craintes que l'on pouvait avoir, les Bérets verts écrivent : « Nous avons mené une offensive clandestine contre Lavalas afin que dans nos zones d'opération, les dirigeants Lavalas soient au moins forcés de disparaître de la circulation ».
Bien avant le retour du président Aristide, les Etats-Unis avaient prévu de laisser quelques spécialistes militaires en Haïti durant cinq ans, le temps, disait-on, d'achever la formation de la police. Quant aux autres soldats étrangers, ils devraient en principe quitter Haïti à la fin du mois de février 1996. Mais aujourd'hui, on s'inquiète fort à Washington et ailleurs de la situation instable qui prévaut en Haïti. Le 7 novembre, le député de la Plate-forme Lavalas Jean-Hubert Feuillé était assassiné. Lors de ses obsèques, le président Aristide a exhorté la police, la force multinationale et la population à rechercher les armes qui étaient cachées dans le pays. Des manifestations se sont tenues dans plusieurs villes d'Haïti. Des barrages ont été dressés, y compris sur certaines routes. Pendant plusieurs jours, on a à nouveau tremblé dans les villas qui surplombent Port-au-Prince : on craignait de voir surgir ce qu'on y appelle « la populace ». Dans la ville des Gonaïves, des soldats népalais ont tiré sur des manifestants, tuant trois personnes et en en blessant une trentaine.
Que va devenir, dans les mois qui viennent, la force dite de maintien de la paix de l'ONU, constituée pour moitié de soldats américains ? C'est une des questions sur lesquelles les déclarations les plus contradictoires foisonnent aujourd'hui. Selon le Village Voice, l'Etat-major inter-armes de l'armée américaine aurait proposé au président Aristide que mille soldats américains, séjournent en Haïti jusqu'au 30 novembre 1996 sous le prétexte de construire des ponts et des routes. Or il s'agirait de membres des Forces spéciales, c'est-à-dire de Bérets verts, dont on vient de voir tout le bien qu'on peut en penser !
Le numéro un du Conseil national de sécurité des Etats-Unis, Anthony Lake a tenu des propos allant dans le même sens. Selon lui, il n'est pas exclu que des « ingénieurs militaires américains » demeurent en Haïti après le départ des troupes de l'ONU. D'après le Washington Post, environ deux cents membres de l'armée de terre, de la marine et des forces aériennes se relayeraient tous les six mois en Haïti en tant qu'ingénieurs de construction. Selon un fonctionnaire américain de haut-rang ils auraient un rôle dissuasif : il s'agirait de rendre bien visible la présence américaine. Mais, démentant toutes ces déclarations, le secrétaire d'Etat à la défense William Perry a déclaré le 28 novembre que les derniers soldats américains auront plié bagage au plus tard trois semaines après le départ du gros des troupes. Alors, qui croire ?
Les responsables nord-américains ne sont pas les seuls à pratiquer le double langage, peut-être d'ailleurs parce qu'ils ne savent pas eux-mêmes où ils vont. Durant les dernières semaines, les paroles les plus contradictoires ont été tenues par des dirigeants haïtiens au sujet de deux dossiers d'importance : la tenue de l'élection présidentielle et la mise en place d'un plan d'ajustement structurel.
Le 16 octobre, le premier ministre Smarck Michel démissionnait après que, paraît-il, le gouvernement et le président aient refusé de souscrire au plan qu'il s'apprêtait à présenter aux institutions de Bretton Woods. Depuis deux mois, le projet de privatisation de neuf entreprises nationales était critiqué à travers le pays. Les Etats-Unis n'ont pas tardé à réagir à la démission de Smarck Michel : presqu'aussitôt ils ont annoncé qu'une aide de 4,6 millions de dollars destinée à soutenir la balance des paiements était suspendue. Interrogée au Parlement sur ses intentions concernant les privatisations, Claudette Werleigh, qui venait d'être nommée premier ministre, a répondu qu'un grand débat national allait être organisé à ce sujet. Pourtant, le 26 novembre un article du Miami Herald révélait que selon le cabinet du président Aristide, une « lettre d'intention » avait été envoyée à la Banque mondiale. Et le 8 décembre, une dépêche de l'agence Reuter rapportait que lors d'une rencontre tenue à Miami, le ministre haïtien des finances avait annoncé à des entrepreneurs caribéens que des entreprises publiques seraient privatisées.
L'élection présidentielle est annoncée pour le 17 décembre. Il est très probable que René Préval, le candidat de la plate forme Lavalas, sera le nouveau président. Cependant, jusqu'à une interview du président Aristide publiée le 29 novembre, personne ne pouvait être certain que l'élection aurait bien lieu à la date prévue. En effet, de nombreuses voix se sont exprimées en faveur de la prolongation du mandat du président Aristide, afin que soient rattrapées les trois années passées en exil. Et il est bien difficile d'affirmer aujourd'hui quelle était, durant ces dernières semaines, la position véritable de Jean-Bertrand Aristide à ce sujet. René Préval était déjà candidat que des partisans du président demandaient à cors et à cris l'annulation de l'élection. Intervenant à la fin d'une conférence, où la grande majorité des orateurs avait défendu cette position, le président Aristide laissa la porte ouverte à toutes les hypothèses. De son côté, l'Organisation politique Lavalas, qui est la force de loin la mieux représentée au Parlement et au Sénat, prenait fermement position en faveur de la tenue de l'élection présidentielle. Elle expliquait que « dans un contexte aussi fragile que celui que vit aujourd'hui la nation, le respect de la constitution de 1987 constitue la démarche la plus durable et la plus efficace ». Après son départ du palais national, Jean-Bertrand Aristide restera en mesure de jouer un rôle extrêmement important. Mais nul ne sait aujourd'hui quels sont ses projets.