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Les campements civils pour la paix

Par Erika Julien

Depuis l'offensive gouvernementale du 9 février 1995, des milliers d'Indiens d'Ocosingo, de Las Margaritas et d'Altamirano, ont cherché refuge dans les montagnes. Certaines communautés sont revenues dans leurs villages, d'autres craignent toujours pour leur sécurité. En dépit des déclarations officielles de retrait de l'armée, il y a toujours un soldat pour trois habitants dans la forêt Lacandonne. Comme en janvier 1994, la population civile du reste du pays s'est aussitôt rendue sur place, pour surveiller les agissements de tous ces militaires prétendument en « mission sociale ». C'est ainsi que sont nés les Campements civils pour la paix .

Cela fait plus de deux heures que nous sommes parties de Las Margaritas. La piste s'enfonce lentement vers la forêt Lacandonne, vers l'ancien « territoire libéré » zapatiste. Avec deux amies québéquoises et trois femmes Tojolaval qui reviennent d'une mission de ravitaillement, nous nous dirigeons vers le Campement civil pour la paix de La Realidad.

Au détour d'une colline, se dresse soudain l'énorme silhouette de l'hôpital tout neuf de Guadalupe Tepeyac. Je le reconnais pour l'avoir vu en photo en janvier de cette année : il était peint en noir avec des étoiles rouges, avec EZLN inscrit en grand. Deux Indiennes, le visage masqué, le protégeaient avec leurs mitraillettes. Aujourd'hui, dans ce berceau du zapatisme, épicentre de la Convention nationale démocratique (CND) d'aôut 1994, les militaires ont installé l'un de leurs principaux campements de la région.

Tania, travailleuse médicale de la Coordination des organisations non-gouvernementales pour la paix (Conpaz), raconte : « Quand les soldats sont arrivés à Guadalupe Tepeyac, avec les autos blindées et les chars, tous les habitants se sont réfugiés dans l'hôpital. Les soldats sont venus leur dire de rentrer chez eux, qu'ils n'avaient rien à craindre. Alors les gens sont tous sortis de l'hôpital et ils sont partis tous ensemble sur le chemin. Quand les soldats ont commencé à les chercher, une demi-heure après, il n'y avait plus personne. Les gens se sont dispersés dans la forêt, ni vu ni connu, hommes, femmes, enfants, bébés, femmes enceintes, vieillards, et même la centenaire du village, qu'il a fallu porter. Ils sont partis avec ce qu'ils avaient sur le dos. Ils ont tout laissé. Les soldats ont tout cassé, ils ont uriné sur les réserves de nourriture, détruit les semences. Quant aux installations d'Aguascalientes, que les zapatistes avaient donné à la société civile, les soldats ont tout rasé et coulé du béton par-dessus. Les habitants ne sont jamais revenus. »

A La Realidad, les gens ont préféré rester. Deux femmes, le visage caché derrière leur paliacate (1), témoignent dans un espagnol hésitant : « Quand les soldats sont arrivés, nous sommes tous allés nous cacher dans la forêt. Mais après, nous avons pensé qu'il valait mieux revenir, sinon les soldats allaient s'installer, ou mettre d'autres gens, et nous, où irions-nous ? » Nous les regardons : deux Indiennes maigres, petites, pieds-nus. « Alors, nous y sommes allées. Huit femmes. Nous sommes allées nous mettre en face des camions blindés, et nous leur avons dit : `` Allez-vous-en ! Vous êtes chez nous, ici c'est nous qui commandons et nous ne voulons pas de vous ! '' Ils voulaient nous amadouer avec quelques vivres, mais nous leur avons dit : `` Nous ne voulons pas les miettes que donne le gouvernement. Si vous voulez nous donner quelque chose, que ce soit pour toutes les communautés, pas seulement un vieux litre d'huile pour nous.'' » Nous reconnaissons là le slogan zapatiste : « Tout pour tous, rien pour nous », et nous échangeons un regard de complicité.

Les militaires n'ont pas apprécié cette réponse : « Ils ont dit : ``nous savons qui vous êtes, vos maris sont des zapatistes, c'est pour cela que vous refusez l'aide du gouvernement, mais nous allons vous tuer !'' Nous, nous leur avons répondu : ``Tuez-nous si vous voulez. Nous ne savons pas ce que c'est que les zapatistes. Nous connaissons les chaussures [zapatos], mais pas les zapatas... zapatistas... les quoi ? Nous sommes chez nous, dans notre communauté, partez ! '' Après, on est revenus, toute la communauté. Et finalement, ils sont partis. » Elles ont un sacré courage, quand on pense à l'impunité totale qui a accueilli les dénonciations de viols, de disparitions et de tortures commis par l'armée depuis janvier 1994.

Les campements civils pour la paix tentent d' « ouvrir un espace civil qui aide à maintenir l'espoir, conserver la dignité et reconstruire les communautés, en respectant leur autodétermination, à observer et dénoncer les actions violant les droits de la personne, et à aider au ravitaillement des populations jusqu'à ce que se rétablisse la production agricole normale ». Au nombre d'une trentaine, les campements sont organisés par les communautés elles-mêmes, avec l'aide de la Commission nationale d'intermédiation (Conai) de l'évêque Samuel Ruíz et de la Conpaz, qui coordonnent la répartition des volontaires. Le principe est simple : toute personne désireuse de participer peut se rendre pendant quinze jours dans une des communautés. Son rôle est d'observer ce qui se passe, en particulier les faits et gestes des militaires, et faire connaître ensuite ce qu'elle a vu. Il faut amener sa propre nourriture, car les communautés sont trop pauvres pour pouvoir supporter une charge supplémentaire. En revanche, elles offrent un lieu d'hébergement. Et si on a des talents spéciaux, la communauté sait en tirer parti.

Parmi les volontaires, on trouve de tout. A La Realidad, une jeune couturière de Mexico apprend aux femmes à utiliser les machines à coudre que d'autres ont apportées. A la Garrucha, un groupe de jeunes Catalans s'est taillé un franc succès en apprenant à jongler aux enfants. Dans l'ensemble, beaucoup de jeunes, et beaucoup de femmes. Comme l'a souligné le sous-commandant Marcos, porte-parole des rebelles : « Les compagnons, au début, étaient très machistes. Mais ils ont bien vu que, dans les campements, dans les caravanes, les femmes sont la majorité. Sans elles, nous ne serions sans doute plus là pour parler. »

La rébellion zapatiste est venue rendre un espoir immense à qui l'avait perdu dans « la longue nuit du néo-libéralisme ». On voit des femmes au foyer qui abandonnent tout pour aller dans la forêt. Tania, une étudiante de vingt ans, nous dit en riant : « J'étudiais la biologie à Mexico. J'avais un petit ami, aussi. Cela fait presque un an que je suis ici, j'ai tout laissé tomber ! » A son sourire épanoui, on sent qu'elle a fait le bon choix. Les jeunes du village nous font des propositions alléchantes : « Depuis l'offensive, les professeurs qui venaient encore jusqu'ici sont partis. Plus personne ne fait cours. Pourtant, les enfants veulent étudier. Pourquoi ne restez-vous pas, nous enseigner ce que vous savez ? On vous ferait une cabane, là, au bord de la rivière, et pour la nourriture, on s'arrange toujours. »

La volonté de s'en sortir

Une des nécessités les plus criantes reste la santé. Et d'abord la nourriture. Comme nous l'explique un jeune Français de Médecins du monde, arrivé il y a deux mois : « Les gens n'ont pas pu semer. Ils ont peur de s'éloigner du village pour aller à leurs parcelles, surtout les femmes : il y a des soldats partout. Pour aller se ravitailler au bourg, c'est pareil. Les soldats les accusent d'être zapatistes. Les gens souffrent presque tous de dénutrition, surtout les femmes. Alors on leur donne de la bouillie pour bébés, c'est à peu près tout ce qui arrive. Au moins, les aliments pour bébés contiennent de nombreuses vitamines. »

Des maladies d'un autre âge s'abattent sur les communautés. La tuberculose chronique affecte beaucoup de femmes, comme la fameuse commandante Ramona, une Tzotzil des Altos de Chiapas, symbole de la participation des Indiennes à la lutte. Les populations qui ont dû fuir en pleine forêt souffrent d'une maladie que l'on croyait éradiquée : la lèpre des montagnes, ou leishmaniose. Provoquée par un petit moustique qui vit dans les flaques d'eau, elle s'est répandue comme une traînée de poudre. Comme pour les autres maladies, il existe des traitements. Mais comment faire, quand la première prescription est le repos et une bonne alimentation ?

Malgré ces difficultés, les populations tiennent bon. Le gouvernement pensait les affamer, les terroriser ou les acheter. C'est raté. L'unité des communautés, leur organisation et leur conviction sont plus fortes. Une nouvelle fois, l'offensive gouvernementale a été l'occasion pour la population du reste du pays, et du monde, de réaffirmer sa solidarité avec les zapatistes. Les campements pour la paix, outre qu'ils gênent l'armée, ont déjà permis à des centaines de personnes de connaître les gens des communautés de la forêt, leur vie et leurs espoirs. Une démonstration de dignité difficile à oublier, et qui pourrait faire des émules.


Pour tout renseignement contactez la Conpaz : Calle Chiapa de Corzo n°19, San Cristóbal de las Casas, Tel/Fax : (967) 80 272

Ou le comité de solidarité avec le Mexique le plus proche.

1) Foulard traditionnel des paysans, adopté par les zapatistes.


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