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Le Mexique s'est réveillé

Interview de Rosario Ibarra

Membre de la présidence collégiale de la Convention nationale démocratique (CND), et député à l'Assemblée nationale, Rosario Ibarra de Piedra est la mère de l'un des étudiants disparus lors du mouvement de 1968. Elle dénonce inlassablement depuis cette époque les crimes du régime du PRI, et incarne sur la scène politique mexicaine l'aspiration à une vraie démocratisation. De passage à Paris pour un meeting à la Bourse du travail, le 21 mars, elle a bien voulu répondre à nos questions.

Volcans : Où en est la CND ? Réussit-elle à prendre pied dans la société mexicaine, à étendre son influence ?

Rosario Ibarra : La CND fêtera son premier anniversaire en août ; elle commence à avancer d'un pas plus ferme, mais se heurte encore à un certain nombre de problèmes, certains internes et d'autres dus aux tentatives du gouvernement pour briser l'unité du mouvement. Il a essayé d'en acheter certains, et il y a des individus dont nous avons du mal à percevoir les motivations, à savoir ce qu'ils cherchent en participant à la CND. Certains adoptent un discours de gauche très radical, mais agissent par ailleurs de façon à retarder les actions en faveur des zapatistes, ainsi que le renforcement de la Convention. Mais la structuration du mouvement a progressé. Il est clair qu'il ne s'agit pas encore d'une structure très solide, ni très homogène. Il y a encore beaucoup de différences entre nous, et la participation est inégale selon les Etats. Dans certains d'entre eux, surtout dans le nord, les effectifs sont faibles et les militants se limitent à des actions de soutien à l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et à Samuel Ruiz, ainsi qu'à des collectes de vivres et de médicaments pour les envoyer dans la jungle. Mais dans d'autres Etats, la CND rassemble beaucoup de monde et son activité inquiète sérieusement le gouvernement. On s'attache actuellement à étendre notre présence et notre champ d'action.

Nous nous sommes rapprochés du syndicat des électriciens, l'un des plus puissants du pays. Il prévoyait de cesser le travail s'il n'obtenait pas les hausses de salaire qu'il demandait, mais finalement le contrôle corporatiste l'a emporté. Certains syndicats ont des observateurs à la CND, mais ne peuvent être présents en tant que tels. C'est le cas des syndicats des téléphones et de l'électricité. En général, les courants démocratiques existant au sein des syndicats officiels sont représentés au sein de la CND.

Marcos avait raison lorsqu'il disait que le mouvement de libération nationale pourrait rassembler les partis et les syndicats de toute sorte, et que la Convention pourra servir à tous ceux qui n'ont pas de parti, à la société civile, à « ceux d'en bas ».

Beaucoup de gens ne croient plus aux partis et ne veulent plus avoir de relations avec eux. Ils considèrent qu'ils n'ont pas été à la hauteur pour défendre les droits du peuple. Cela vaut en particulier pour le Parti d'action nationale (PAN), dont beaucoup de membres sont aujourd'hui désabusés. Ils ne considèrent pas comme une victoire le fait qu'un membre du PAN se retrouve à la tête de l'appareil répressif, en tant que procureur général de la République. La base du PAN se sent trahie, car son parti a abandonné le combat démocratique.

Le 5 février dernier, nous avons convoqué une réunion plénière à Queretaro, la ville où a été rédigée la Constitution mexicaine. De nombreuses organisations, des syndicats de travailleurs, d'étudiants, le Parti révolutionnaire démocratique (PRD), le Parti révolutionnaire des travailleurs (PRT), les organisations paysannes indépendantes les plus importantes y ont participé. Nous avons réuni près de 5 000 personnes. Cette assemblée était très représentative des différents fronts de lutte du pays. A quelques mètres de là, le président de la République tenait un discours très dur contre les zapatistes, annonçant l'offensive militaire du 9 février.

Selon vous, qu'est-ce qui a poussé le gouvernement à déclencher l'offensive ?

Je pense que c'est la perspective de la consolidation d'une alliance entre la CND, l'EZLN et le PRD, lorsqu'en novembre, l'EZLN a proposé un accord avec Cardenas. C'est très probablement à ce moment-là que le gouvernement a pris la décision de liquider l'EZLN, de tuer Marcos et d'isoler Cardenas. Eviter que cette alliance se constitue au moment où s'installait la crise économique a été l'axe essentiel de sa stratégie. Les vingt-quatre multimilliardaires mexicains, leur gouvernement et leurs conseillers nord-américains savaient que s'ils prenaient des mesures anti populaires comme celles qu'ils ont mises en oeuvre depuis janvier, l'existence d'un large front social et politique pouvait canaliser le mécontentement dans le sens d'une confrontation avec le régime.

C'est pourquoi Zedillo, le nouveau président, a essayé de comprometttre la direction du PRD à travers une recomposition du pouvoir, tout en rendant l'EZLN responsable de l'éclatement de la crise. Cela ne manque pas de sel lorsqu'on sait que c'est précisément contre la politique néolibérale que l'EZLN a affirmé son devoir d'insurrection.

Le 9 février, le gouvernement a perpétré une énorme trahison. Alors que l'EZLN négociait avec le ministère de l'Intérieur, le gouvernement envoyait l'armée deux jours après la première rencontre avec Marcos. Les négociateurs n'avaient pas d'autre objectif que de localiser le sous-commandant Marcos pour l'assassiner. Ce piège n'a pas fonctionné parce que la direction zapatiste soupçonnait depuis longtemps que ce serait leur façon d'agir. Cela rappelle le piège tendu en 1919 à Zapata par le gouvernement de Carranza. Zedillo ne se remettra pas du dégoût qu'un tel acte a inspiré aux Mexicains. Il passera à la postérité comme celui qui a préparé la trahison qui devait tuer Marcos, et avec lui la majorité de direction du Comité clandestin révolutionnaire indigène-Commandement général, discréditer Cardenas et briser le PRD.

Après les élections frauduleuses de 1988, le pouvoir avait réussi à redresser la situation, alors qu'existait une très forte mobilisation populaire. Cela pourrait-il se reproduire aujourd'hui ?

En 1988, la pays n'était pas dans une crise économique si profonde et les zapatistes n'existaient pas. Cela fait toute la différence. Il y a une armée, même si le gouvernement ne veut pas le reconnaître, une armée qui se veut de « libération nationale », ce n'est pas une armée de libération du Chiapas.

Les gens prennent progressivement l'habitude d'exprimer leur mécontentement de façon plus ouverte. La tradition paternaliste exploitée par le gouvernement mexicain se délite peu à peu. Le sentiment de la toute-puissance du pouvoir s'affaiblit aussi, de même que le besoin d'un leader charismatique.

Mais cela reste l'un des atouts de Cardenas que d'apparaître avec une telle aura ; il pourrait resurgir comme dirigeant de la révolution démocratique pacifique. C'est là une des visions des zapatistes qui ont appelé les gens à se rassembler derrière lui pour renverser le pouvoir.

Et puis, les yeux du monde entier sont tournés vers eux, ils ne peuvent pas agir comme ils l'entendent. Ils ne peuvent pas être aussi répressifs qu'en d'autres occasions. L'opinion publique, à l'intérieur, est de moins en moins docile, et la capacité de mobilisation est plus grande qu'en 1988. En deux semaines, on s'est réunis quatre fois sur le Zocalo. Le gouvernement est très attentif également aux réactions de l'opinion publique internationale. Ils ont toujours essayé de se présenter comme des démocrates respectueux des droits de l'homme, et ont développé toute une propagande pour maintenir cette image. Ils n'aiment pas qu'elle soit ternie : ici, à Paris, l'ambassadeur du Mexique, un ancien procureur, Morales Lechuga, m'a fait dire par téléphone qu'il désirait me rencontrer. J'ai répondu que je n'avais rien à discuter avec lui, rien de rien du tout.

De l'autre côté, ils subissent aussi la pression des Etats-Unis et des banquiers. La Chase Manhattan Bank, par exemple, a exigé, dans un télégramme publié aux Etats-Unis, qu'ils se débarassent des zapatistes.

Les Nord-Américains demandent aussi que le Mexique modifie sa politique vis-à-vis de Cuba, avec lequel il a toujours gardé des liens. L'intérêt des Etats-Unis pour le contrôle du territoire du Chiapas tient à ce qu'il recèle des réserves de pétrole, peut-être les plus importantes du pays, précisément dans la zone zapatiste et autour.

Comment s'est déroulé le débat sur la loi de concertation ? Qui a voté contre, et pourquoi ?

Seule une petite minorité de sept députés s'est prononcée contre. Sur ces sept, nous sommes quatre membres de la Convention (parmi lesquels aucun n'est membre du PRD) et trois députés du PRD non membres de la CND. Il faut ajouter quelques abstentions dans le groupe PRD. Au PAN et au PRI, tout le monde a voté pour. La procédure parlementaire a été très « sale », tout était biaisé. C'est un petit groupe de sénateurs très fermé qui l'a préparée. Le débat a été escamoté. Personne ne défendait la loi.

Cette loi pour « la concertation, la paix et la justice dans la dignité » n'ouvre pas la voie à la négociation. Elle a été refusée par les zapatistes. Elle n'aborde pas les points essentiels : elle ne dit rien des prisonniers politiques, ne parle pas de retrait de l'armée. Au début, elle ne mentionnait même pas l'EZLN, et ne reconnaissait pas la Commission nationale d'intermédiation (CONAI) présidée par Samuel Ruiz.

Maintenant, le danger très grave est que, si dans trente jours rien n'est réglé, ils relancent l'armée à la recherche des zapatistes. A côté des monts Azul, les Indiens nous ont raconté que le général commandant les troupes leur avait déclaré qu'ils ne devaient plus s'attendre à voir personne par ici, aucun parti politique, ni PRI, ni PAN, ni PRD, qu'ici il n'y aurait plus que des Indiens et des soldats. Et que s'ils ne rendaient pas les armes au bout de trente jours, ils iraient dans la forêt pour les ramener morts ou vifs.

La loi stipule aussi qu'à aucun moment et d'aucune façon la police et l'armée ne peuvent renoncer à leur rôle, qui consiste, dit-elle, de garantir la sécurité des villageois.

Pensez vous qu'il y ait un risque de coup d'Etat militaire ?

Ce n'est pas un risque immédiat, mais c'est une possibilité que nous ne devons pas écarter. Ce qu'il y a de certain, c'est que l'armée et la police n'accepteront jamais de renoncer à leurs prérogatives, ne serait-ce qu'économiques : un simple soldat gagne deux fois le salaire minimum d'un salarié ordinaire.

L'armée est mécontente : à l'Assemblée, un général a déclaré que c'était une erreur politique d'avoir envoyé l'armée dans la zone zapatiste. Les militaires se plaignent qu'on leur fasse jouer un rôle de police, ils n'apprécient pas non plus les changements d'attitude, qui consistent à proclamer un cessez-le-feu unilatéral, puis à les envoyer arrêter les zapatistes, puis à annoncer la suspension des opérations, mais sans les suspendre en fait. Il y a aussi des soldats qui n'apprécient pas d'être là. Ils ont été obligés de remplacer les troupes qui étaient originaires du Chiapas.

Nous avons appris que la France avait vendu des armes au Mexique, notamment des hélicoptères. Qu'en pensez vous ?

Je ne le savais pas. Mais toute vente de ce genre est évidemment critiquable. A fortiori si le matériel en question doit être utilisé contre son propre peuple, dans une guerre totalement inégale. Il y a eu une mobilisation en Suisse à ce propos. Peut-être pourriez-vous faire la même chose en France.

Mais nous ne confondons pas les gouvernements et les peuples. A Bruxelles, on m'a demandé ce que j'attendais des gouvernements européens : je n'en attends rien. Mais j'attends beaucoup des peuples européens, de tout ce qu'ils pourront faire : manifestations, protestations devant les ambassades, etc. En Espagne, l'ambassade du Mexique a été occupée.

Quelle est la situation militaire sur le terrain aujourd'hui ?

J'ai eu hier soir un entretien téléphonique avec des camarades de la CND : il n'y a pas de nouvelles graves au plan militaire. L'armée s'est retirée de quatre kilomètres, ce qui est absoulement ridicule. C'est une plaisanterie de mauvais goût.

Je le répète : la première condition de la reprise du dialogue, c'est que l'armée quitte la région zapatiste. Il faut qu'il y ait unun no man' land suffisant. Sinon, on ne pourra pas reprendre les discussions. Les zapatistes, eux, n'ont rompu la trêve à aucun moment. Ils ont toujours tenu parole.

Y a-t-il des faits précis de répression que vous souhaitiez dénoncer ?

Bien sûr. Je ne reviendrai pas sur les actes de répression dénoncés par Amnesty International : les viols, les exécutions sommaires, les tortures.

Je voudrais insister sur ce que j'ai vu moi-même dans la zone : lorsque nous sommes arrivés dans les villages et les hameaux, notamment autour de Nueva Estrella, tout avait été abandonné. Les gens étaient partis, en laissant tout : leur nourriture, leurs ustensiles de cuisine, leurs machettes, leurs bottes, leurs chaussures, leurs vêtements, leurs animaux, tout, tout, tout... Vous rendez-vous compte de ce que cela veut dire pour des Indiens d'être partis dans la forêt, ou dans la montagne, sans chaussures, sans machettes...

Dans les trente-huit communes de la zone zapatiste, la plupart des villageois sont partis de la forêt, et ont gagné les Monts Azul. Il y a au moins 25 000 réfugiés, privés de tout, en grand danger.

Ils ont détruit Aguascalientes, le site de la première CND, qui représentait un symbole important pour nous. Ils ont tout cassé et tout brûlé. Ils ont détruit la dalle de béton dont la construction avait demandé tant de travail aux zapatistes. Ils ont tué le bétail et répandu des insecticides sur les plantations.

Ils essaient de créer des « villages stratégiques », en y introduisant des gens hostiles aux zapatistes, à qui ils offrent toutes sortes de facilités. Ils leur construisent des maisons et leur accordent des licences commerciales exclusives.

Une autre chose très grave est l'afflux d'alcool. Les zapatistes saisissaient toute l'eau-de-vie qui entrait dans la zone. En ce moment, l'armée gouvernementale distribue de l'eau-de-vie et de la bière dans toute la région. Depuis la Conquête, l'alcool est l'un des principaux ennemis des Indiens.

Mais surtout, il faut sauver ces populations qui errent dans les montagnes, et qui ne rentreront pas chez elles tant que l'armée sera là. Il faut absolument que l'armée se retire.


Propos recueillis le 23 mars 1995 par Christian Tutin et Xavier de la Vega


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