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Depuis les montagnes...

Par le sous-commandant Marcos

Les lettres du sous-sommandant Marcos sont fameuses. Le lyrisme, l'humour, les métaphores, bref le style du hérault de la révolte zapatiste séduisent, mais surtout ses mots ont un sens. « Volcans » vous invite à ouvrir cette lettre que vous envoie un intellectuel qui ne se contente pas de prendre sa plume pour une épée.

Aux hommes et aux femmes, qui, dans des langues différentes, et sur des chemins différents, croient en un futur plus humain et luttent pour y arriver aujourd'hui, le 17 mars 1995.

Frères, il existe sur cette planète Terre, dans le continent Amériques un pays qui, à l'est, semble avoir reçu un grand coup de dents, tandis qu'à l'ouest, il plonge dans l'océan Pacifique un long bras pour empêcher que les ouragans l'arrachent à son histoire. Ce pays est connu par ses habitants et à l'étranger sous le nom du « Mexique ». Son histoire est une longue bataille entre son désir d'être lui-même et l'envie étrange de le soumettre à un autre drapeau. Ce pays est le nôtre. Notre sang, dans la voix de nos aïeux, le parcourait déjà quand il ne portait pas encore ce nom. Mais ensuite, dans cette lutte de toujours entre être et ne pas être, entre rester et s'en aller, entre hier et demain, dans la pensée des nôtres, dont le sang mêlait maintenant deux sources, a surgi l'idée qu'on appellerait « Mexico » ce morceau de terre et d'eau, de ciel et de rêve, qui était à nous, parce qu'on l'avait offert à nos ancêtres. Alors nous avons changé, notre histoire devenait plus parfaite, puisque nous avions un nom. Nous qui naissions, nous nous appelions « Mexicains » et les autres nous appelèrent ainsi. Ensuite l'histoire a continué, avec ses cahots et ses douleurs. Nous sommes nés au milieu du sang et de la poudre, nous avons grandi au milieu du sang et de la poudre. A chaque instant arrivait le puissant étranger pour nous voler notre lendemain.

Les années de poudre

C'est pourquoi on a écrit le chant de guerre qui nous unit : « Qu'un ennemi étranger vienne profaner de ses pieds ton sol, et pense, ô ma Patrie, que le ciel t'a donné un soldat en chaque fils. » Pour cela, nous avons combattu hier. Avec des drapeaux différents, des langues différentes, l'étranger est venu nous conquérir. Il est venu et reparti. Nous avons continué d'être Mexicains, parce qu'il n'était pas de notre goût d'avoir un autre nom, parce qu'il n'était pas de notre goût de marcher derrière un autre drapeau que celui qui porte un aigle dévorant un serpent, sur fond blanc, flanqué de vert et de rouge. Nous avons continué. Nous, les premiers habitants de cette terre, les indigènes, on nous a oublié dans un coin, et le reste a commencé à devenir grand et fort, et nous, nous n'avions que notre histoire pour nous défendre, nous nous y sommes accrochés pour ne pas mourir.

Et est arrivée cette partie de l'histoire, que l'on croirait risible, où un seul pays, le pays de l'argent, se crut au-dessus de tous les drapeaux. Il dit « globalisation », et nous avons su que c'était le nom de cet ordre absurde, où l'argent est la seule patrie que l'on sert, et les frontières se sont diluées, non par fraternité, mais à cause des puissants sans nationalité qui se nourrissent du sang des autres. Le mensonge devint monnaie courante et, dans notre pays, il tissa un rêve de bien-être et de prospérité pour quelques uns sur le cauchemar du plus grand nombre.

La corruption et l'imposture ont été les principaux produits d'exportation de notre pays. Nous étions pauvres, mais nous avons habillé notre absence de richesse et nous avons tant menti, que nous avons fini par croire que c'était la vérité. Nous sommes allés dans les grandes rencontres internationales et par volonté gouvernementale on déclara que la pauvreté était une invention qui s'évaporait face au développement clamé par les chiffres économiques. Nous ? On nous a oubliés encore plus, nous n'entrions dans l'histoire que pour mourir, oubliés et humiliés.

« Nous sommes là ! »

Parce que ce qui fait mal, ce n'est pas la mort, c'est l'oubli. Alors nous avons découvert que nous n'existions plus, que les gouvernements nous avaient oublié dans l'euphorie des chiffres et des taux de croissance. Un pays qui s'oublie lui-même est un pays triste, un pays qui oublie son passé ne peut avoir d'avenir. Alors nous avons pris les armes et nous sommes entrés dans les villes où nous n'étions que des animaux. Nous sommes allés dire aux puissants : « Nous sommes là ! » A tout le pays nous avons crié : « Nous sommes là ! » ainsi qu'au monde entier.

Et voyez comment sont les choses, pour qu'ils nous voient, nous avons caché nos visages. Pour qu'ils nous nomment, nous n'avons pas de nom. Nous risquons le présent pour avoir un futur, et pour vivre... nous mourons. Et alors sont arrivés les avions, les hélicoptères, les chars, les bombes, les balles et la mort, nous sommes retournés à nos montagnes et la mort nous a poursuivis jusque là. Beaucoup de gens, depuis beaucoup d'endroits ont dit « parlez », les puissants ont dit « parlons » et nous avons dit « d'accord, parlons ».

Alors nous avons parlé, nous leur avons dit ce que nous voulions. Eux ne comprenaient pas bien, nous avons répété que nous voulions la démocratie, la liberté et la justice, eux faisaient mine de ne pas comprendre, ils révisaient leurs plans macro-économiques et toutes leurs notes sur le néolibéralisme, ils ne trouvèrent nulle part ces mots, ils nous dirent « nous ne comprenons pas ».

Alors ils nous ont offert un coin plus joli dans le musée de l'histoire, une mort plus lente et une chaîne d'or pour attacher notre dignité. Et nous, pour qu'ils comprennent ce que nous voulions, nous avons commencé à faire ce que nous voulions sur nos terres. Nous nous sommes organisés comme le voulait la majorité, et nous avons essayé de vivre en démocratie, avec liberté et justice.

Durant un an, dans les montagnes du Sud-Est mexicain, c'est la loi zapatiste qui a régné et les zapatistes, c'est nous. Je veux dire, nous qui n'avons ni visage, ni nom, ni passé, nous qui sommes en majorité des indigènes, mais qui avons aussi été rejoints par quelques frères d'autres terres et d'autres races. Nous sommes tous Mexicains. Quand nous gouvernions ces terres, nous avions réduit à zéro l'alcoolisme, car les femmes s'étaient fâchées et avaient dit qu'un homme qui boit bat sa femme et ses enfants, qu'il commet barbarie sur barbarie. Elles ont dit « fini de boire ! » et alors, fini de boire. Les enfants et les femmes s'en sont mieux portés, les commerçants et le gouvernement ont un peu souffert.

Ensuite, avec l'aide des organisations non gouvernementales du pays ou étrangères, nous avons réalisé des campagnes de santé, fait augmenter l'espérance de vie de la population, alors que le gouvernement réduit l'espérance de vie des combattants. Et les femmes ont vu que nous suivions cette loi qu'elles avaient imposée aux hommes. Le tiers de nos forces combattantes est composé de femmes, très courageuses, armées, qui nous ont convaincus de leur loi et qui participent à la direction civile et militaire de notre lutte. Nous l'acceptons, et nous n'avons rien trouvé à redire. Nous avons aussi interdit l'abattage des arbres et fait des lois pour protéger nos forêts, nous avons interdit la chasse des animaux sauvages, même s'ils appartiennent au gouvernement, nous avons interdit la culture, la consommation et le trafic de drogue, et toutes ces interdictions ont été respectées.

Et le taux de mortalité infantile a beaucoup diminué. Et les lois zapatistes furent appliquées de la même façon à chacun, quelle que soit sa position sociale ou son revenu. Et nous en avons terminé avec la prostitution, le chômage, la mendicité. Et les enfants ont connu les sucreries et les jouets. Et nous avons commis des erreurs et des fautes. Et nous avons fait ce qu'aucun gouvernement au monde, quelle que soit sa filiation politique, n'est capable de faire honnêtement : reconnaître ses erreurs pour tâcher d'y remédier. Nous en étions là, en train d'apprendre, quand sont arrivés les chars, les hélicoptères, les avions et des milliers de soldats qui disaient qu'ils venaient défendre la souveraineté nationale. Nous leur avons bien dit que c'était « aux States » et pas au Chiapas qu'on violait la souveraineté nationale et qu'elle ne se défendait pas en brutalisant la dignité rebelle des Indiens du Chiapas. Eux ne nous entendaient pas, parce que le bruit de leurs machines de guerre les rendait sourds, qu'ils étaient envoyés par le gouvernement et que, pour le gouvernement, l'échelle qui mène au pouvoir, c'est la trahison, alors que pour nous la loyauté est le projet d'égalité que nous désirons pour tous. La légalité du gouvernement arrivait montée sur les baïonnettes et notre légalité était dans la raison et le savoir.

Notre loi et la leur

Nous voulons convaincre quand le gouvernement veut vaincre. Et nous disons que cette loi qui a besoin de recourir aux armes face à tout un peuple pour être appliquée n'est pas une loi, ce n'est qu'un arbitraire de plus couvert d'un voile de légalité. Nous disons aussi que celui qui utilise une loi en l'accompagnant de la force des armes n'est qu'un dictateur, même s'il se dit élu par la majorité. Et ils nous ont chassés de nos terres. Avec les chars d'assaut est arrivée la loi du gouvernement et a disparu celle des zapatistes. Derrière les chars d'assaut du gouvernement sont revenus la prostitution, l'alcoolisme, le vol, les drogues, la destruction, la mort, la corruption, la maladie et la pauvreté. Et sont venus des gens du gouvernement, pour dire que la légalité était rétablie sur les terres du Chiapas, ils sont venus en gilets pare-balles avec des chars d'assaut, ils ne sont restés qu'une minute et ils se sont lassés de prononcer leur discours devant les poulets, les poules, les porcs, les chiens, les vaches, les chevaux et un chat qui s'était perdu. Et voilà ce qu'a fait le gouvernement, vous le savez sans doute, parce que, bien sûr, beaucoup de journalistes étaient là et l'ont publié. Voilà la légalité qui commande aujourd'hui sur nos terres. Ainsi s'est déroulée la guerre pour la « légalité » et la « souveraineté nationale » qu'a menée le gouvernement contre les indigènes du Chiapas. Le gouvernement fait aussi la guerre aux autres Mexicains, mais pas avec des chars et des avions : il a lancé contre eux un programme économique qui va les tuer eux aussi, mais moins vite.

Et tout à coup, je m'aperçois que je suis en train d'écrire le 17 mars, jour de la San Patricio. Et dans ce Mexique, qui s'est battu au siècle dernier contre l'empire de la bannière aux étoiles douteuses, un groupe de soldats de différentes nationalités s'est battu aux côtés des Mexicains ; il s'appelait « bataillon San Patricio », et c'est pourquoi les compañeros m'ont dit : « Vas-y, profites-en pour écrire aux frères des autres pays et les remercier parce qu'ils ont arrêté la guerre. »

En fait, je crois que c'est un truc à eux pour aller danser sans que je les engueule, parce que l'avion du gouvernement rode par ici et les compas ne rêvent que de danser. Avec toute cette guerre, ils ne songent qu'à la marimba ! Alors, je vous écris au nom de tous mes compas, parce que, comme avec le bataillon San Patricio, nous avons bien vu qu'il y a des étrangers qui aiment mieux le Mexique que certains de nos compatriotes, qui sont aujourd'hui au gouver- nement, qui seront demain en prison ou en exil et dont le coeur est déjà loin de leur pays, car ils préfèrent un autre drapeau à notre drapeau et une autre façon de penser à celle de leurs semblables. Nous savons qu'il y a eu des manifestations, des meetings, des lettres, des poèmes, des chansons, des films et d'autres choses encore, pour qu'il n'y ait pas de guerre au Chiapas, qui est la partie du Mexique où il nous revient de vivre et de mourir. Nous avons appris ce qui s'était passé et que le « Non à la guerre ! » a été crié en Espagne, en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Grande Bretagne, au Japon, en Corée, au Canada, aux Etats-Unis, en Argentine, en Uruguay, au Chili, au Venezuela, au Brésil et il y a des endroits où on ne l'a pas crié, mais où on l'a pensé. Et nous avons vu qu'il y a des gens bien dans le monde entier et que ces gens vivent plus près du Mexique que ceux qui vivent à Los Pinos, la maison où vit le gouvernement de ce pays.

Si je vous offrais une fleur...

Notre loi avait fait fleurir les livres, la médecine, les rires, les sucreries et les jouets. Leur loi, celle des puissants a détruit les bibliothèques, les cliniques et les hôpitaux, elle a rendu triste et amer le chemin que doivent suivre les gens. Et nous pensons que la légalité qui détruit la connaissance, la santé et la gaité, est une bien petite légalité pour des hommes et des femmes aussi grands, et que notre loi est meilleure, infiniment meilleure que la loi de ces messieurs à vocation étrangère qui disent nous gouverner.

Nous voudrions vous dire à tous « merci ». Et si nous avions une fleur, nous vous l'offririons, et comme nous n'avons pas une fleur pour chacun et pour chacune d'entre vous, une seule suffit pour vous la partager, et pour que vous en gardiez chacun un tout petit morceau. Quand vous serez bien vieux ou bien vieille, vous pourrez dire aux enfants et aux jeunes de votre pays « J'ai lutté pour le Mexique, à la fin du XXe siècle, et d'ici, j'étais avec eux, je sais qu'ils voulaient ce que veulent tous les êtres humains qui n'ont pas oublié qu'ils sont des êtres humains, la démocratie, la liberté et la justice. Je n'ai pas connu leur visage, mais j'ai connu leur coeur et il était comme le nôtre. »

Quand le Mexique sera libre (ce qui ne veut pas dire qu'il sera heureux ou parfait, mais seulement libre, c'est-à-dire qu'il pourra choisir librement son chemin, ses erreurs et ses réussites), alors un petit morceau de vous, là, à la hauteur de la poitrine, un petit peu à gauche, malgré les implications politiques - ou justement à cause d'elles - représentera aussi le Mexique et ce mot voudra dire dignité. Alors la fleur sera pour tous, ou elle ne sera pas.

Et voici qu'il me vient l'idée qu'avec cette lettre, vous pouvez faire une fleur de papier et vous l'accrocher à la boutonnière ou dans les cheveux, comme vous voulez, et sortir danser avec cette décoration. Et je m'en vais, car voici à nouveau l'avion de nos insomnies et il faut que j'éteigne la bougie, mais je n'éteins pas l'espérance. La mort ne l'éteindrait pas non plus.

Voilà. Salut et la fleur promise : tige verte, fleur blanche, feuilles rouges et ne craignez pas le serpent, voici un aigle battant des ailes qui va se charger de lui, vous allez voir.


Traduction : Bernard Prum


La lettre de Marcos en espagnol.

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