Durant la même période, le gouvernement continuait à déployer au Chiapas de nouveaux campements militaires chaque jour plus importants, comme en face de l'Aguascalientes d'Oventic où a eu lieu l'inauguration de la Rencontre intercontinentale. En fait, l'armée cherche à encercler militairement les zones sous contrôle zapatiste, fait arrêter de nombreux paysans, militarise l'ensemble du pays (plus de vingt contrôles militaires et policiers pour se rendre du Chiapas à Mexico par la route !) et tente de monter les zapatistes et l'Armée populaire révolutionnaire (EPR) les uns contre les autres.
Dès septembre, après l'invitation d'une délégation de l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) par le Congrès national indigène qui se tenait à Mexico, le gouvernement et les zapatistes ont commencé un « bras de fer » de plusieurs semaines, relayé chaque jour par la presse.
Le gouvernement mexicain avait bien compris que la sortie des zapatistes représenterait une victoire pour ceux-ci, au moment où il tentait de les isoler de plus en plus. Il s'est donc opposé dès le début et de manière agressive à cette éventualité. Les communiqués sont allés bon train sur « l'impossibilité des zapatistes de sortir du Chiapas sous peine d'arrestation », allant jusqu'à les accuser de « mettre en danger le processus de paix » dans le cas d'une éventuelle sortie du Chiapas.
Cependant, alors que rien n'était encore décidé, un mouvement de solidarité avec les zapatistes et de protestation contre les décisions gouvernementales s'est organisé de manière quasiment spontanée.
Dès le 1er octobre, le Front zapatiste de libération nationale (FZLN) a commencé à prévoir de manière concrète le voyage d'une délégation de l'EZLN jusqu'à Mexico. Sur le parcours, chaque comité local avait la tâche d'organiser des cordons de sécurité. Dans toutes les localités susceptibles d'être traversées par la caravane, le FZLN avait fait appel à toute la population et aux organisations politiques, syndicales et sociales (associations de quartiers, étudiantes, etc.). Alors que les dates du départ des zapatistes n'étaient pas encore fixées, un peu partout des gens commençaient à demander des congés dans le but d'accompagner la caravane au moins une journée. Dans certaines universités, les étudiants prévoyaient de faire arrêter les cours pour participer au cordon, tâche qui leur avait été fixée par le comité d'organisation du voyage.
Lors de la traditionnelle manifestation du 2 octobre (anniversaire du massacre de plusieurs centaines d'étudiants par l'armée gouvernementale le 2 octobre 1968), des centaines de milliers de manifestants à travers tout le pays n'ont pas caché leur sympathie pour les zapatistes et ont exigé leur libre circulation.
Par ailleurs, de nombreuses organisations se déclaraient prêtes à accueillir les zapatistes à Mexico, des avocats affirmaient que les zapatistes avaient « le droit de circuler librement dans toute la République » et le quotidien La Jornada publiait chaque jour des lettres de protestation contre la décision du gouvernement venues du monde entier.
C'est dans ce contexte de mobilisation populaire en faveur des zapatistes que, quelques jours avant le début du CNI, une délégation d'organisations politiques et syndicales, de représentants de communautés indigènes de la région de San Cristobal de las Casas, d'intellectuels, de membres la Commission de coordination pour la paix (Cocopa, essentiellement composée de sénateurs et de députés et chargée des relations entre les zapatistes et le gouvernement) ainsi que d'internationalistes, dont je faisais partie, s'est rendue à La Realidad afin d'y apporter l'invitation formelle du CNI aux zapatistes.
Une fois arrivés sur place, nous avons dû attendre trois jours avant de repartir. Certes, les zapatistes avaient décidé depuis longtemps qu'ils enverraient une représentation mais, en raison de la date déjà tardive, il fallait savoir si un organisme comme la Cocopa acceptait de prendre le voyage à sa charge.
Le gouvernement, quant à lui, dans un dernier volte-face ridicule, finit par accepter qu'une délégation quitte le Chiapas mais, c'était déjà trop tard : les zapatistes, dans une conférence, le 9 octobre, présentaient Ramona comme déléguée de l'EZLN au CNI.
Lors de cette réunion où les zapatistes ont « confié » Ramona à la société civile, certains représentants d'organisations ont eu une attitude plus que surprenante, notamment les délégués de El Barzon (1). Au lieu d'admettre que Ramona, femme indigène, membre fondatrice de l'EZLN était l'un des meilleurs choix de représentation de l'EZLN, ils ont voulu quitter la Realidad, se révoltant contre le fait que ce ne soit pas Marcos lui-même qui se rende à Mexico. Il y a même eu une personne pour oser dire : « Mais que va faire Ramona à Mexico, elle ne parle même pas espagnol. »
La situation fut rattrapée de justesse par les zapatistes, qui proposèrent une discussion avec ceux qui voulaient partir. Plus tard, nous avons appris que El Barzon et le « secteur gauche » du Parti de la révolution démocratique (PRD) avaient prévus d'organiser une tournée nationale avec Marcos après le Congrès indigène. Cet incident aura surtout servi à mettre en évidence les conséquences de la « sur-médiatisation » de Marcos, qui peut faire oublier à certains que l'EZLN ce n'est pas Marcos, mais que ce sont toutes les communautés indigènes, les femmes, les enfants et les hommes que l'on croise tous les jours dans les montagnes du Chiapas.
Finalement, le lendemain, plus de 300 femmes, hommes et enfants masqués, ainsi qu'une cinquantaine de miliciens zapatistes ont accompagné Ramona sur la « place » de La Realidad pour une cérémonie de départ.
Sur la route menant à San Cristobal de las Casas, les communautés faisaient la fête et jetaient des fleurs au passage du convoi, montrant ainsi l'importance de leur soutien à l'EZLN.
Arrivée dans l'après-midi, Ramona s'est rendue dans la cathédrale de Mgr Ruiz où elle a pu se reposer un peu, sous la protection de centaines d'habitants de la ville et des environs qui ont passé la nuit à surveiller la cathédrale. Le lendemain, elle a pris un avion affrêté par la Cocopa pour arriver à temps pour la clôture du CNI. Son état de santé ne lui aurait pas permis de se rendre à la capitale par la route car, gravement malade, Ramona profitera aussi de son séjour à Mexico pour se faire soigner.
Une fois sur place, elle a été hébergée par le Centre culturel universitaire et jusqu'à 3 500 étudiants se sont relayés jours et nuit devant le centre pour assurer sa protection.
Le 12 octobre, jour de la clôture du CNI, avaient lieu des manifestations dans tout le pays, à l'occasion de la « découverte » du continent par Colomb, pour rappeler la violence faite aux Indiens depuis lors. Sur le Zocalo, la place centrale de Mexico, la manifestation aurait pu rassembler plus de monde mais plusieurs organisations « boudaient » les zapatistes, comme El Barzon à l'absence remarquée. Comme dans toute manifestation pro-zapatiste, les participants étaient très jeunes et le discours en tzotzil de Ramona, toujours masquée de son passe-montagne, fit beaucoup d'effet.
En réussissant à rompre l'encerclement militaire et politique que veut imposer le gouvernement, les zapatistes viennent de remporter une victoire importante, démontrant une fois de plus la sympathie générale et le soutien dont ils disposent parmi la population. Les zapatistes ont montré leur détermination en décidant d'envoyer Ramona à Mexico, quoi qu'en dise le gouvernement. Le simple fait que ce soit Ramona qui ait été désignée le prouve. En effet, celle-ci se cachait dans la zone tzotzil et a dû se rendre jusqu'à la Realidad (sud du Chiapas) au nez et à la barbe de l'armée, avant même l'arrivée de la délégation apportant l'invitation.
Par ailleurs, la « protestation » ou la déception de plusieurs personnes et organisations en apprenant que Marcos ne se rendrait pas à Mexico montre la complexité du phénomène médiatique et on peut se demander si cela n'aura pas à terme un effet inverse que celui escompté. A trop vouloir médiatiser Marcos, on privilégie le côté le plus romantique de la lutte zapatiste, avec le risque d'oublier que la majorité de la population du Chiapas en lutte, ce sont des Indiens et des Indiennes comme Ramona.
(1) Cette organisation regroupe de nombreux Mexicains touchés par l'effondrement du peso en