Incontestablement, les rues de La Havane sont plus animées que l'année dernière. Pourtant, les transports en commun restent un véritable casse-tête et de longues files d'attente disciplinées indiquent toujours les arrêts de bus où d'improbables camellos, ces gros autobus bizarrement bossus, tirés par des tracteurs de camions semi-remorque, raflent fortuitement leurs cargaisons de passagers. Mais si les bus sont toujours rares, les voitures circulent beaucoup plus densément au milieu de la foule des vélos qui restent le moyen de transport privilégié : quelques vieilles « belles américaines », miraculeusement maintenues en état de marche depuis quarante ans, une majorité de Lada quelque peu décaties, mais aussi des voitures neuves, japonaises ou même françaises, importées par des sociétés ou des étrangers résidant à Cuba. Maneja tu sueño (Conduis ton rêve), c'est le message publicitaire de l'agence commerciale Peugeot, installée à deux pas de l'hôtel Cohiba sur le Paseo, consciente de s'adresser pour le moment à une poignée de privilégiés nouvellement enrichis, et soucieuse de prendre position sur un marché potentiellement prometteur... si les temps venaient à changer.
Les bicyclettes elles-mêmes ont quelque chose de nouveau. Les Flying Pigeon importées massivement de Chine dès le début de la « période spéciale » en 1990-1991 sont toujours de service, toujours aussi lourdes sous la pédale et sur l'épaule, quand il faut les monter dans les étages pour éviter le vol, très loin de l'idée qu'on peut se faire d'un « pigeon volant » et répondant bien mieux au surnom de Fucking Pigeon dont les ont affublé affectueusement les Cubains. Mais on voit aussi maintenant des vélos cubains, produits dans l'île, et des motocyclettes récemment importées à côté de quelques superbes vieilles motos avec side-car. Les crevaisons ne sont pas rares, vu l'état du revêtement de la plupart des rues, et les petits ateliers de réparation, les poncherias, de plus en plus nombreux, ne chôment pas.
N'oublions pas, enfin, l'un des moyens de transport les plus efficaces, le stop : tomar botella reste souvent le meilleur moyen de se déplacer, et les voitures, plus nombreuses aujourd'hui, acceptent de faire le plein de passagers aux carrefours ou aux arrêts de bus.
La Habana vieja, la vieille ville coloniale aux abords du port, lieu de passage obligé des cohortes de touristes, toujours plus nombreux, poursuit son lifting. Depuis son inscription par l'Unesco au « patrimoine historique de l'humanité », elle a pu bénéficier de fonds pour des projets de réhabilitation sous la conduite de « l'historien de la ville », Eusebio Leal. Inconditionnellement soutenu, dit-on, par les plus hautes autorités de l'Etat ayant la haute main sur les financements, c'est lui qui fait la pluie et le beau temps.
Les belles et riches demeures de la période coloniale ont été agréablement restaurées, mais on voit mal comment l'ensemble de la vieille ville pourrait retrouver son visage des siècles passés, alors que dans ces quartiers, depuis des décennies, vit une population très modeste, dans des immeubles souvent délabrés, sans caractère particulier, difficiles à réhabiliter. Rénover la vieille ville coloniale, c'est résoudre, dès que les conditions économiques le permettront, le problème social qu'elle pose, si l'on ne veut pas la figer dans un improbable passé, attraction factice pour touristes et investisseurs étrangers. La Habana vieja ne se réduit pas à quelques superbes demeures coloniales aux abords de la cathédrale, de la Plaza de Armas, ou de la Plaza Vieja, ni à quelques rues pittoresques menant le touriste de la Bodeguita del Medio, toujours sympathique, où Hemingway venait siroter ses mojitos, vers le Floridita, plus guindé, à deux pas de l'immeuble Bacardi et de l'hôtel Plaza, où il prenait ses daiquiris.
Signe des temps, le touriste se voit offrir aujourd'hui la possibilité de quitter les restaurants convenus des hôtels pour goûter à la cuisine cubaine des paladares, ces petits restaurants privés trois tables maximum récemment autorisés et, vous dira-t-on, lourdement imposés. On y goûte une cuisine cubaine qui ne manque pas de saveur et, même si la carte n'en fait pas état, on vous proposera volontiers un filet de crocodile ou une escalope de tortue. Les vins peuvent être chiliens ou californiens, les alcools français, l'addition en dollars, plus que raisonnable pour un Européen, mais l'équivalent d'un demi-mois de salaire en France.
Le dollar n'est plus aujourd'hui le privilège du seul touriste. Economie informelle, retombées de l'activité touristique, aide des familles à l'étranger, un secteur non négligeable de la population accède, à des degrés très divers sans doute, au billet vert. Les magasins en dollars ne désemplissent pas, et la clientèle cubaine y est nombreuse. On y achète des produits introuvables ailleurs ou drastiquement rationnés : petit électroménager, quincaillerie diverse, produits d'entretien, huile, rhum, café.
Les marchés libres paysans, relancés il y a deux ans après une longue hésitation, rencontrent un vif succès. On y voit affluer des gens modestes, hésitant devant les étalages comme devant un investissement onéreux. Les prix en pesos y restent élevés, et inabordables pour beaucoup, mais on y trouve fruits et légumes, oeufs et volailles, ou viande de porc, indispensables pour compléter la ration mensuelle de la libreta, le livret de rationnement toujours en vigueur. Car pour ceux qui doivent se contenter de leur salaire en pesos, la libreta ne permet que des conditions de vie modestes.
Ce frémissement de la ville traduit à sa façon ce que disent les statistiques économiques : après quatre années de brutale et profonde récession, l'activité économique connaît un début de croissance : 2,5 % en 1995, 7 % pour le premier trimestre 1996 et une moyenne de 5 % attendue sur 1996.
Certains résultats sont particulièrement significatifs, à commencer par la récolte de sucre. Si Cuba produisait autour de 7 millions de tonnes dans les années 80, les récoltes de la période spéciale ont été catastrophiques avec un effondrement de la production à 3 millions de tonnes à peine en 1993-1994 et 1994-1995. Celle qui s'achève atteindrait les 4,5 millions de tonnes espérés, et les plantations effectuées pour la prochaine récolte permettent de prévoir la poursuite de ce redressement. C'est d'autant plus important que des investissements coûteux ont été nécessaires, financés par des prêts à court terme aux intérêts élevés.
Première ressource en devises pour l'île jusqu'à l'année dernière, le sucre est maintenant supplanté par le tourisme qui connaît une croissance soutenue. Après le fléchissement qui avait suivi la crise des balseros à l'été 1994, le tourisme poursuit son développement et le programme de rénovation et de constructions d'installations hôtelières devrait s'accélérer encore ces prochaines années, avec un objectif de 5 000 chambres supplémentaires mises en service dès 1996.
L'industrie du nickel, troisième source de devises, connaît aussi des développements intéressants : d'importants investissements de capitaux canadiens permettent un développement de la production et de la transformation du minerai, à des conditions financièrement intéressantes pour Cuba.
Il faut mentionner encore la progression de l'extraction de pétrole un pétrole de mauvaise qualité, chargé en soufre, mais qui peut être brûlé dans les centrales thermiques reconditionnées à cet effet et couvre une part croissante de la consommation électrique de l'île ; une amélioration perceptible de la production agricole vivrière, encouragée par l'autorisation des marchés libres paysans.
Deux éléments récents sont venus assombrir le paysage : le renchérissement brutal du prix du pétrole sur le marché international, au lendemain du nouvel affrontement des Etats-Unis avec l'Irak, et le passage d'un cyclone dont les dégâts matériels très lourds pourraient compromettre la prochaine récolte de sucre. Pourtant, déjouant beaucoup de pronostics intéressés, Cuba résiste toujours.
La loi Helms-Burton, scélérate par excellence, a aggravé les effets désastreux de l'embargo frappant Cuba depuis plus de trente-cinq ans. Adoptée par l'administration Clinton sous la pression accrue des secteurs les plus réactionnaires de l'émigration cubaine de Miami, elle marque un saut qualitatif en menaçant de représailles de la part des Etats-Unis toute personne, quelle que soit sa nationalité, menant avec Cuba des opérations financières ou commerciales touchant à des biens expropriés après la révolution. Ce caractère « d'extra-territorialité » a provoqué une levée de boucliers chez les partenaires des USA, en Europe comme dans le continent américain. Rien ne dit pourtant que Clinton soit prêt à faire marche arrière après sa confortable réélection, tant il semble soucieux de donner des gages aux républicains. Il ne faut pas compter sur les appétits intéressés des gouvernements européens, mexicain ou canadien, pour faire échec à cette politique. Ni pour permettre à Cuba de préserver son indépendance, de sauver les acquis sociaux remarquables de sa révolution, et de retrouver la voie de la construction d'une société authentiquement socialiste et démocratique.
Les Etats européens ne se soucient d'ailleurs pas plus d'empêcher que cette superbe ville - La Havane - ne soit irrémédiablement défigurée.