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Du rêve à La Réalité, l'espoir d'un monde nouveau et bon

Par Erika Julien

Janvier 1996. Tout commence comme le pari d'un incorrigible rêveur. Du fin fond de la forêt Lacandone, encerclé par 60 000 soldats de l'armée fédérale prêts à attaquer, le sous-commandant insurgé Marcos propose une nouvelle initiative. Une folie : il lance un appel à tous les sans-terre, aux laissés-pour-compte, aux exclus de toujours, les rebelles, les femmes, les homosexuels, les pauvres, les hommes et les femmes honnêtes, ceux qui ont l'espoir du côté gauche de la poitrine, à la 1re Rencontre intergalactique pour l'humanité et contre le néo-libéralisme.

Nous sommes le 27 juillet 1996. Plus de 2 500 fous des cinq continents, des cinq points de l'étoile, ont répondu à l'appel. Les gens arrivent par petits groupes sur le lieu de l'inauguration, Oventic, village en résistance des Hauts du Chiapas. De chaque côté du chemin qui descend vers le podium central, des centaines d'Indiennes et d'Indiens tzeltal et tzotzil des communautés voisines font une haie d'honneur et applaudissent sur le passage des invités. La secrétaire, le squatter, l'étudiante n'auraient jamais imaginé un tel accueil. La syndicaliste, l'ancien guérillero, l'intellectuel lèvent le poing, émus. Quelqu'un crie « Zapata est vivant ! » et tout le monde reprend « La lutte continue ! ». En espagnol, en tzotzil et en tzeltal, les haut-parleurs égrènent la présence des gens. Quarante trois pays dont l'Iran, le Japon, le Zaïre, Cuba, les Philippines, l'Afrique du Sud, le Kurdistan, l'Argentine, le Nicaragua, le Guatemala, la Colombie, le Venezuela... Les groupes les plus nombreux sont ceux de France, d'Italie et de l'Etat espagnol avec 200 à 300 personnes chacun.

L'inauguration de la Rencontre commence le soir même, sous la lune. L'ambiance est surréaliste. Peu à peu, la brume glacée des Hauts du Chiapas s'est levée. Au loin, on entend la musique d'un orchestre indien, à la lumière des flambeaux, descendent peu à peu les « bases d'appui » zapatistes.

Femmes, enfants, vieillards, jeunes des deux sexes, le visage couvert du traditionnel passe-montagne ou du foulard des insurgés. C'est grâce à elles, grâce à eux, que pendant une semaine, nous mangerons, dormirons au sec dans des maisons de paille construites spécialement pour nous, protégés de l'armée, qui stationne à peine à deux kilomètres d'ici, par les sentinelles silencieuses qui gardent l'entrée du lieu sous la pluie et dans le froid.

Le degré d'organisation de la communauté, son hospitalité sont impressionnants. Comment le gouvernement mexicain peut-il encore essayer de faire croire que ces communautés veulent la guerre ? Nous sommes tous témoins : les Indiens ont construit cet Aguascalientes, ce lieu de résistance, de leurs propres mains, de leur propre volonté, comme un signe de paix. Tracassés par l'armée, au bord de la famine, sans un sou mais pleins d'espoir, ils ont créé à Oventic, mais aussi à La Garrucha, à Roberto Barrios, à Morelia et à La Realidad, cinq Aguascalientes, cinq lieux de réunion ouverts à la société civile, pour que celle-ci se réunisse et fasse entendre sa voix. La semaine passée, c'est le mouvement des endettés du Barzon qui s'est réuni à La Realidad, pendant qu'Oventic abritait le Deuxième Forum national indien. Aujourd'hui c'est notre tour.

Indispensable rencontre

C'est une femme qui rompt le silence, la major insurgée Ana Maria. Une simple Indienne qui a dirigé la prise de San Cristobal le 1er janvier 1994 et qui est aujourd'hui responsable militaire de tous les Hauts du Chiapas. Au nom du Comité clandestin révolutionnaire indien, elle inaugure la rencontre. Sa voix résolue résonne longtemps dans les coeurs : « Quand est née l'année blanche, nous avons donné naissance à la guerre et commencé à suivre ce chemin qui nous a menés jusqu'à votre coeur et qui vous a menés aujourd'hui jusqu'à notre coeur. (...) Derrière notre visage noir, derrière notre voix armée, derrière notre nom indicible, derrière les Nous que vous voyez, nous sommes Vous. »

C'est cette parole venue du coeur qui nous a convoqués, à travers mille difficultés, jusqu'ici. Ana Maria continue : « Derrière, ce sont les mêmes hommes et femmes de tous les jours. (...) Nous sommes vous-mêmes, derrière nous, il y a vous. Derrière nos passe-montagnes, il y a le visage de toutes les femmes exclues, de tous les Indiens oubliés, de tous les homosexuels persécutés, de tous les jeunes méprisés, de tous les immigrés frappés, de tous les emprisonnés pour avoir parlé et pensé, de tous les travailleurs humiliés, de tous les morts d'oubli, de tous les hommes et les femmes comme tout le monde qui ne comptent pas, qu'on ne voit pas, qui n'ont pas de nom, qui n'ont pas d'avenir. Frères et soeurs, nous vous avons invités à cette rencontre pour vous chercher, vous retrouver, nous retrouver. »

Elle résume la raison de notre présence : « Aujourd'hui, des milliers d'êtres humains des cinq continents crient leur ``¡ Ya Basta !'', ``Ça suffit !'' au conformisme, à l'inaction, au cynisme, à l'égoïsme devenu moderne Dieu. Aujourd'hui, des milliers de petits mondes des cinq continents essaient un commencement, ici, dans les montagnes du Sud-Est mexicain, le commencement de la construction d'un monde nouveau et bon, un monde où tous les mondes aient leur place. »

Il y a une magie dans le zapatisme. Un élan inexplicable, qui réveille les morts, qui transperce les carapaces de cynisme désespéré les plus endurcies. Un espoir. Comme l'a dit Marcos, le zapatisme n'est pas une idéologie, le zapatisme n'existe pas. C'est un pont, un pont pour se rencontrer d'un côté à l'autre de la réalité et de l'espoir. C'est pour cela que nous sommes là.

Le lendemain, les gens s'embarquent dans les bus qui les emmènent dans leurs Aguascalientes respectifs : à La Realidad on parlera de la politique qui existe et de celle dont nous avons besoin. A Roberto Barrios, de la question économique, intitulée « Histoires d'horreur ». A Morelia, de « Toutes les cultures pour tous ». Et les médias ? « Des graffiti au cyberespace ». A La Garrucha, les populations indiennes de partout et d'ailleurs ont leur table de discussion : « Beaucoup de mondes tiennent dans ce monde ». Restent à Oventic plusieurs centaines de personnes pour répondre à une question centrale : « Quelle société n'est pas civile ? »

Egaux car différents

Une semaine de discussions, de rencontres, d'échanges. Les barrières de langue s'abaissent. Ici, nous sommes tous égaux parce que nous sommes tous différents. Sous le regard indéchiffrable des zapatistes masqués qui écoutent tous les débats avec une patience infinie, des Basques et des Kurdes parlent des prisonniers politiques. Des lesbiennes dénoncent le nationalisme et la violence au sein de la famille, un Chilien décrit la répression des années noires, une Japonaise s'inquiète dans un espagnol hésitant de savoir si les commandantes, leurs bébés endormis dans leurs dos, comprennent bien les débats.

Ailleurs, on parle d'expériences d'autogestion, de nouvelles formes d'organisation syndicale, du sida et de la santé, du patriarcat et du néo-libéralisme, des enfants, des guerres civiles, des luttes antimilitaristes, des murs qui se sont levés de la chute du mur de Berlin, des immigrés, des Indiens, des vieilles idéologies, des réseaux de contre-information, de la société du spectacle, de l'art en tant que résistance.

La tour de Babel dans toute sa splendeur. Tables rondes, débats improvisés, discussions dans la queue du dîner, autour des douches en plastique, au creux des hamacs. La boue, la pluie, le froid ou le soleil brûlant ne parviennent pas à décourager toutes ces voix anxieuses de s'écouter. Adresses échangées, amis retrouvés, complicités nouées au détour d'une déclaration lue en assemblée plénière ou d'une pétition qui circule au hasard des tables.

Quelques faux pas cependant. Inévitables ? Certains espéraient pouvoir entendre davantage les zapatistes. Mais les passe-montagnes se taisent, toutes oreilles. Il faudrait beaucoup plus de temps pour que leur parole se fraye un chemin dans le rythme accéléré des occidentaux. Beaucoup doivent se contenter de sourire aux enfants ou de discuter avec les cuisinières et les sentinelles. Mais ne sommes-nous pas venus entendre la voix des plus petits, des sans voix, des sans importance ?

Certains s'insurgent en voyant arriver les invités spéciaux, qui débattent pendant une demi-journée au sein d'une table de débats à part. Plus que Danièle Mitterrand, le sociologue Alain Touraine provoque la colère d'une partie de la délégation française, qui n'a pas oublié son opposition aux grandes grèves de novembre-décembre 1995. Le soir-même, Marcos descend de la montagne leur expliquer que la rencontre vise, justement à construire un monde où tout le monde ait une place. Trop chrétien ? Un des enseignements les plus intéressants du zapatisme est pourtant cette tolérance dont l'EZLN a toujours fait preuve, cette capacité à travailler ensemble sur les points qui unissent, en gardant très présents à l'esprit les points qui divisent.

Contradictions

La fausse note la plus marquante demeure la place réservée à la question des femmes. Les zapatistes ont déclaré plusieurs fois que la première de leurs victoires a été celle des femmes, des insurgées et des Indiennes des bases d'appui, quand elles ont réussi à faire admettre leur participation pleine et entière aux maris jaloux et aux fiers guérilleros machistes des premiers temps. A tel point qu'un tiers de l'armée rebelle est composé d'Indiennes et que la société civile qui s'est organisée depuis le 1er janvier 1994 pour éviter la guerre est majoritairement composée de femmes.

Pour la rencontre, les zapatistes avaient convoqué par leur nom les femmes, les féministes et les lesbiennes. Venues en grand nombre, enthousiastes, qu'elle ne fut pas leur surprise quand elles virent que le thème des femmes, loin de bénéficier d'une table de débats à part entière, loin même d'être inclue dans la sous-commission sur la société civile organisée, avait été reléguée à la sous-commission de la société civile exclue, avec les homosexuels, les toxicomanes, les personnes atteintes du sida, les enfants et le troisième âge !

Comme à la rencontre préparatoire continentale de Berlin, au moment de lire leur déclaration, elles ont rompu la monotonie de la séance plénière finale en déployant des banderoles improvisées contre le patriarcat. Le « ¡ Ya Basta ! » des femmes, des féministes et des lesbiennes restera la principale déclaration critique de la rencontre. La seule déclaration qui, depuis une position de sympathie et de soutien actif, prenne la liberté de souligner certaines contradictions qui existent entre le discours des zapatistes et leur pratique. Une déclaration qui a aussi prouver que les zapatistes acceptent la critique.

Les femmes doivent se battre

Lors de la dernière conférence de presse de la rencontre, Marcos réaffirmera la position de sincérité qui rend sympathique, crédible et profondément humaine cette armée au visage couvert, en avouant avec beaucoup de franchise que dans l'EZLN les femmes n'obtiendront rien sans lutte.

Sous un soleil de plomb et à peine dérangés par quelques vols rasants de l'armée fédérale au-dessus de La Realidad, les invités au bord de l'insolation eurent la patience d'écouter jusqu'à la dernière parole les comptes-rendus des cinq tables de discussion. Pas de nouveautés ébouriffantes ? Rien de plus, rien de moins que ce que nous avions apporté : nos « ¡ Ya Basta ! », nos espoirs, notre rébellion contre le cauchemar néo-libéral, nos luttes, nos rêves.

Pour continuer, plusieurs propositions, ouvertes et folles comme toutes les propositions zapatistes. Créer un réseau intercontinental d'information et d'échange contre le néo-libéralisme et pour l'humanité. Organiser une grande consultation mondiale sur la déclaration finale de la rencontre, pour l'humanité et contre le néo-libéralisme. Préparer une deuxième rencontre intergalactique pour l'année prochaine, en Europe.

Pour finir, sous la pression du public qui réclamait que l'EZLN applique son fameux « commander en obéissant », le commandant Tacho dut s'exécuter. Armé de sa guitare, il entonna bravement une chanson ranchera classique, reprise par des centaines de voix de tous les coins du monde. Le gouvernement mexicain pourra-t-il encore prétendre que le mouvement zapatiste se cantonne à quatre municipalités indiennes du fin fond des montagnes du Sud-Est mexicain ?


San Cristobal de Las Casas, 6 août 1996


Volcans, numéro 23/numéro 9

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