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« Lodo y libertad »*

Par Hannah Paris

Une participante à la Rencontre intercontinentale contre le néo-libéralisme et pour l'humanité nous fait part de ses impressions, de la chaleur, malgré la pluie, de l'émotion et de la tolérance qui y régnaient. Discussions avec des communautés indigènes, débats politiques entre militants de tous bords, le désir était d'arriver à une pensée commune et d'engager des échanges pour l'avenir.

Comment relater cette Rencontre en coulant l'écriture dans le moule traditionnel d'un article de journal, quand les zapatistes demandent de sortir de tous les moules connus, quand leur invitation commence par ce paradoxe : « Le zapatisme n'existe pas, il n'est qu'un pont pour passer d'une rive à l'autre ? »

Et si le zapatisme n'existe pas, que sont donc venus chercher, au fin fond de la forêt lacandone et en pleine saison des pluies, près de 3 000 hommes et femmes de tous âges, venus de 43 pays (en comptant le Pays basque et le Kurdistan) des cinq continents ?

Attirés par le projet zapatiste : « Le monde que nous voulons est un monde où beaucoup de mondes puissent tenir », belle formule... dont il reste à s'imprégner. Satisfaits de se retrouver assez nombreux pour nourrir l'espoir que ce rassemblement soit un succès et pèse dans la balance pour inciter le gouvernement mexicain à s'engager sérieusement dans la voie de la négociation, mais sceptiques, craignant que les divergences d'opinions entre participants ne paralysent les débats.

A l'un de nous qui lui confiait ses doutes quelques jours auparavant, dans une communauté de la forêt Lacandone, un Mexicain venu du nord du pays et installé là depuis des années, répondait dans un sourire, à voix si basse que la pluie tambourinante la couvrait presque : « Mais cela ne dépend que de vous : cette rencontre sera ce que chacun de ses participants sera capable d'en faire. Maintenant, il nous faut surtout beaucoup d'imagination, de créativité. »

Ecoute et respect dans les débats

Certains étrangers déjà présents au Chiapas avaient eu la chance de participer, à titre d'observateurs, au Forum national indigène permanent tenu à Oventic (1) les 23 et 24 juillet et de se mettre à l'écoute des délégués des peuples indigènes du Mexique. Au lieu d'affirmer une position personnelle, ceux-ci s'attachent à rechercher le consensus. Ils ne s'impatientent ni des redites ni des contradictions. Ils savent que chacun doit assimiler le contenu des débats pour le transmettre ensuite à la communauté qu'il représente. Ils prennent leur temps. Il n'est pas de phrase ou d'attitude des délégués qui n'exprime un profond respect pour tous les partenaires à la table de travail, pour la communauté des Altos de Chiapas qui les accueille et pour l'EZLN qui les a invités. A ce respect répond la discrétion des commandants zapatistes participant à chaque commission ­ comme ils le feront à la Rencontre : ils sont présents, attentifs mais n'interviennent pas afin de ne pas influencer les débats.

Le premier soir de la Rencontre, de nouveau à Oventic, quand les 3 000 participants acheminés dès le matin depuis San Cristobal, après une fouille soigneuse à l'entrée du camp (2), sont enfin rassemblés sur la place, l'ambiance est à la fête : on chante ici Bella Ciao, là l'Internationale ; la troupe de jeunes Argentins qui entoure les Mères de la place de Mai est particulièrement joyeuse. Fièvre de grand meeting à l'européenne. Pourtant le commandant David demande le silence. Il faut quelques minutes pour calmer l'excitation des plus enthousiastes et pour obtenir des journalistes, qui se pressent devant la tribune, qu'ils ménagent un passage. Lumières éteintes, les participants restent quelques instants sous la pleine lune que cachent parfois des pans de brouillard, immobiles et enfin muets, dans l'attente.

C'est alors que, dans l'allée d'Oventic, s'avancent avec des flambeaux des milliers d'indigènes qui traversent les rangs pour prendre place face au podium : « Ce sont les femmes, les enfants, les vieillards qui sont nos bases d'appui. Ceux qui préparaient pour nous les galettes de maïs pendant l'insurrection, ceux qui nous soignent, qui nous cachent, qui nous protègent, ceux sans qui la lutte zapatiste n'existerait pas. » Et voici les participants à la Rencontre applaudissant non des chefs, mais la masse. Non des dirigeants, mais le peuple indien. Et voici les zapatistes donnant sans le dire une grande leçon : ceux qui comptent, ceux à la rencontre desquels vous êtes venus, ne les cherchez pas en haut mais en bas.

Pas de luttes sans consensus

Quatre jours plus tard, à La Realidad, où, après avoir travaillé en commissions dans les cinq Aguascalientes, tous les participants sont à nouveau regroupés. Le commandant Tacho invite à occuper les chaises préparées sur la place centrale. Là, il ne faudra pas moins de trois heures, entre le premier appel au micro et le moment où la séance plénière peut débuter, trois heures éprouvantes pour ceux qui sont venus s'asseoir dès le début sous un soleil impitoyable. Tacho insiste, de cette même voix égale et avec ces formules respectueuses qui émaillent les propos des Indigènes : la séance ne commencera pas tant que tout le monde ne sera pas rassemblé. Des zapatistes encapuchonnés se chargent d'aller convaincre un par un les récalcitrants qui auraient préféré affronter à l'ombre, depuis leurs hamacs, la corvée que représente l'audition du compte-rendu des travaux des cinq commissions. Beaucoup, sous le soleil, ne comprennent pas l'obstination de Tacho, jusqu'à ce qu'il explique lui-même : « Maintenant que nous sommes tous réunis, nous pouvons commencer. Vous voyez ce qu'il en coûte d'obtenir un consensus ! Vous avez attendu trois heures et ça vous a paru long ! Nous cela nous a pris dix ans... » Leçon donnée en acte : on n'obtient rien dans la lutte sans consensus. Il faut prendre le temps qu'il faut, et il en coûte beaucoup d'effort et de patience, pour convaincre jusqu'au dernier, mais il n'y a pas d'autre chemin.

Entre temps, un soir, le sous-commandant Marcos avait demandé à voir les représentants de chaque délégation des pays européens. Après les avoir remerciés pour la solidarité à laquelle lui-même et beaucoup d'autres doivent encore d'être en vie, après avoir demandé de transmettre aux Comités de solidarité le voeu que chacun participe avec une phrase de son cru à la séance de clôture (ce qui a valu beaucoup d'inventions poétiques ou affectueuses, dont celle-ci - en souvenir du « Tierra y Libertad » de Zapata et d'un film récent consacré à la guerre d'Espagne - : « Lodo y Libertad ! », formule qui avait le double mérite de la concision et de l'actualité pour tous ceux qui pataugeaient dans la boue depuis trois jours), Marcos a évoqué une lettre de la délégation française témoignant de la déception de certains de ses membres de voir reçu à La Realidad un intellectuel parisien connu pour ses positions néo-libérales de l'automne dernier. Marcos n'est pas intéressé à discuter le contenu : chacun est libre de son opinion sur tel et tel. Il retourne dans ses mains la lettre qui se détrempe rapidement - il est descendu, dès le début de l'entretien, de l'auvent où il attendait, afin de ne pas bénéficier du privilège d'un abri face à ceux qui l'écoutent sous la pluie. Il leur demande de convaincre les protestataires de s'adapter, le temps de la Rencontre, au «style des zapatistes d'ici», qui consiste à bien accueillir des hôtes (libre à chacun d'être zapatiste comme il l'entend quand il sera de retour dans son pays), et de ne pas ternir par un désaccord un événement destiné à prouver que ceux qui rejettent le système dominant sont capables de s'unir. Un sourire éclaire le visage de ceux qui écoutent le « Sub » parler longuement, à voix posée, de l'indispensable tolérance.

Les Mères de la Place de Mai ont rassemblé un matin autour d'elles ceux qui veulent mieux connaître leur lutte. Un couple de jeunes, venus du Campement pour la paix voisin où ils sont réputés pour leur intransigeante critique de la société, pleure à chaudes larmes en entendant ces deux vieilles femmes dire avec un beau sourire combien elles sont fières de leurs enfants révolutionnaires.

Le zapatisme est-il un humanisme ?

Voilà donc où on peut en être au bout de quelques jours : à force d'être « lessivé » (entendez par là de perdre ses repères habituels, d'attendre des heures sous la pluie battante ou sous un soleil de plomb, de manger peu et de dormir encore moins, d'entamer une séance de travail à dix heures du soir, un bal à deux heures du matin pour remballer son hamac à six heures : traitement qui n'est rien auprès de ce que subissent tout au long de leur vie tous les pauvres de la terre et qui a le mérite de débarrasser l'Occidental de quelques vieilles peaux) ; à force de recevoir des leçons - qui ne se donnent jamais pour telles - de respect et de tolérance de la part des zapatistes ; à force de bénéficier de l'hospitalité de communautés réduites à l'extrême dénuement vivant sous la menace de l'armée et des tueurs à gage, et qui, non contentes d'avoir construit ces lieux d'accueil, préparent chaque jour trois repas pour leurs milliers d'invités et veillent à tout (à ce que l'on voit : depuis les autobus jusqu'aux postes de santé... et à ce que l'on ne voit pas, en particulier la sécurité à assurer pour tant de monde en pleine jungle), on apprend la patience, on devient attentifs les uns aux autres : bref, on commence à se comporter comme des êtres humains.

A force d'entendre des mères de disparus dire que leurs enfants les ont enfantées, des latino-américains évoquer des évêques (3) que leurs peuples ont convertis et des commandants rappeler que les Indigènes leur ont appris à penser et que dix ans de silence leur ont permis de parler, on peut gagner en modestie tout en ayant le sentiment de participer à un moment privilégié où l'on est sur le chemin de l'« humanité s'humanisant »; on s'imprègne d'un certain style, qu'on qualifiera comme on voudra ­ l'humanisme ? l'esprit zapatiste ? ­ qui se reflète même dans les débats politiques. A la table de travail sur les nouvelles façons de faire la politique, où se côtoient ­ comme à toutes les autres ­ communistes, trotskistes, anarchistes, maoïstes, chrétiens, écologistes, militants syndicaux et associatifs, on s'est de moins en moins soucié d'affirmer des positions. On s'est de plus en plus préoccupé d'être honnête intellectuellement, de faire avancer le débat, de se faire mutuellement profiter d'expériences et de réflexions, de déblayer les obstacles pour aboutir, contre la pensée unique, à une pensée commune.

« Il n'y a qu'un désir : construire un monde meilleur, c'est-à-dire, nouveau. En résumé, le zapatisme n'appartient à personne et par conséquent, il appartient à tous. » Et s'il n'existe pas, il sera grand temps d'inventer, pour l'humanité, quelque chose qui lui ressemble.

Au programme des mois à venir :

organiser pour la fin de l'année une consultation sur la 2e Déclaration de La Realidad, afin de diffuser ce texte lu à la fin de la Rencontre et d'engager à cette occasion des échanges avec le plus grand nombre de gens possible ;

préparer la deuxième rencontre, l'été prochain en Europe, le choix du pays incombant aux Européens ;

faire fonctionner le mieux possible les réseaux mis en place, sur la base de cette idée précieuse développée d'abord dans le Forum indigène : « Nous sommes assemblée lorsque nous sommes réunis, nous sommes réseau tout le reste du temps. »


* « Gadoue et liberté ! »

(1) En 1994, les Zapatistes avaient construit au village de Guadalupe Tepeyac un centre de réunion et d'accueil qu'ils avaient appelé Aguascalientes en souvenir d'un épisode marquant de la révolution mexicaine : c'est en effet près de la ville d'Aguascalientes que s'étaient réunis avec leurs troupes respectives Pancho Villa et Emiliano Zapata. L'Aguascalientes de Guadalupe Tepeyac avait accueilli, en août 1994, les 8 000 participants à la Convention nationale démocratique tenue à l'initiative de l'EZLN. Lors de son offensive de février 1995, l'armée fédérale mexicaine a envahi et saccagé Guadalupe Tepeyac, dont les habitants se sont enfuis dans la jungle, et a détruit Aguascalientes. La réponse des zapatistes ne s'est pas fait attendre : ils ont construit cinq Aguascalientes : Oventic, Roberto Barrios (dans la région de Palenque), Morelia, La Garrucha et la Realidad.

(2) Cette fouille est destinée à éviter l'introduction de drogue, d'alcool ou d'armes. On en comprend la nécessité quand on sait que depuis longtemps l'armée mexicaine prend prétexte de rechercher cultures ou trafic de drogue - quitte à l'introduire elle-même - pour envahir les régions en résistance. Certains journalistes se sont offusqués de cette fouille, comme si un rassemblement de 3 000 personnes ne pouvait doner lieu à la présence de quelque provocateur ou infiltré : il faut une certaine dose de naïveté pour soutenir un tel propos. Quant à l'alcool, les femmes en ont, depuis 1993, imposé la prohibition dans toutes les communautés zapatistes.

(3) De Monseigneur Romero, archevêque de San Salvador, jusqu'à Samuel Ruiz, archevêque de San Cristobal.


Volcans, numéro 23/numéro 9

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