Très tôt considérés comme une oeuvre majeure du septième art, « Los Olvidados » ont pourtant d'abord été un objet de scandale et de dégoût pour la bonne société mexicaine. Luis Buñuel était allé trop loin et avait mis le doigt là où cela fait vraiment trop mal.
Les premières images de Los Olvidados sont accompagnées d'un commentaire en voix off : « Les grandes villes modernes cachent derrière leurs imposants édifices des foyers de misère abritant des enfants mal nourris, sans hygiène, sans école, pépinières de futurs délinquants. La société essaie de guérir cette plaie sociale, mais le résultat de ses efforts est très limité. Ce n'est que dans un proche avenir que les droits de l'enfant et de l'adolescent pourront être revendiqués pour que ceux-ci soient utiles à la société. Mexico, grande ville moderne, ne fait pas exception à cette règle universelle. C'est pour cela que ce film s'inspire de faits réels. Il n'est pas optimiste et laisse la solution du problème aux forces progressistes de la société. »
Malgré ce préambule très consensuel, le film est immédiatement l'objet d'une campagne haineuse menée par une partie de la presse et de la classe politique mexicaines. Pour avoir montré trop crûment la vie misérable des enfants des faubourgs de Mexico, Buñuel est accusé d'avoir gravement outragé l'honneur du Mexique. Certains réclament que ce républicain espagnol soit chassé du pays qui lui avait accordé l'asile. Dans son livre de mémoires, Mon dernier soupir, Buñuel explique : « Un des grands problèmes du Mexique, aujourd'hui comme hier, est un nationalisme poussé jusqu'à l'extrême qui trahit un complexe profond d'infériorité. Syndicats et associations diverses demandèrent aussitôt mon expulsion. » Dans le même livre, Buñuel raconte encore : « Parmi les insultes multiples que je devais recevoir après la sortie, Ignacio Palacio écrivit par exemple qu'il était inadmissible que j'aie mis trois lits en bronze dans une des baraques en planches. Or c'était vrai. Ces lits en bronze, je les avais vus dans une baraque en planches. Certains couples se privaient de tout pour les acheter, après le mariage. »
Outre le crime de lèse-patrie, Buñuel a porté un coup fatal à deux mythes des « forces progressistes », qu'il appelle pourtant à se mobiliser dans l'introduction du film : la dignité des pauvres et la candeur de l'enfance. Los Olvidados ne parlent pas seulement du dénuement matériel et de l'abandon social de ces gamins sacrifiés par la société. Ils montrent également leur misère morale et disent l'indicible, ce monde où l'enfant est à la fois une victime, un criminel et même le bourreau d'autres enfants.
En 1950, quand Buñuel réalise Los Olvidados, le cinéma mexicain est une industrie qui se porte plutôt bien malgré la concurrence hollywoodienne. Le public mexicain adore ces films pleins de fermiers chantants et de jolies danseuses de cabaret. Buñuel, lui-même, sait se couler dans le moule de cette production sans grande prétention intellectuelle. Installé au Mexique depuis 1946, il réalise avant Los Olvidados deux comédies : Gran Casino et El Gran Calavera. Après Los Olvidados, il signera La Hija del Engaño (Don Quintin l'Amer), un mélodrame classique avec mari cocu et femme adultère.
Dans les années 40 et 50, le cinéma mexicain dénonce parfois l'injustice sociale, l'exploitation de classe ou les discriminations raciales, avec en particulier les films d'Emilio Fernandez. Mais chez ce cinéaste, qui se fait surnommer El Indio, le paysan exploité est fier et combattif. Rien de tout cela dans Los Olvidados et la bonne conscience de gauche peut aller se rhabiller.
Au Festival de Cannes, en 1951, Los Olvidados reçoivent le prix de la meilleure réalisation et celui de la critique internationale. Le poète Octavio Paz distribue à l'entrée des cinémas son propre article : « La réalité est impossible à endurer. Voilà pourquoi l'homme tue et meurt, aime et crée. (...) La mise en scène se limite à la désolation sordide, insignifiante, implacable d'un paysage urbain. Los Olvidados sont les habitants de ces bidonvilles que les cités modernes engendrent dans leurs flancs, monde refermé sur lui-même, sauf par l'impasse de la mort. »
Avec Cannes, le film a connu la consécration internationale. Il peut alors ressortir dans les salles mexicaines et y connaître le succès.