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Le bal et les tambours

Par Laurent Beaulieu

Lorsque Aristide remporta l'élection présidentielle en Haïti, l'ambassadeur des Etats-Unis réagit en prononçant un proverbe haïtien qui avait valeur de menace : « Aprè bal, tanbou lou » (« Après le bal, les tambours sont lourds à porter »). Pierre Mouterde et Christophe Wargny ont utilisé ce dicton pour intituler un ouvrage qu'ils ont sous-titré « Cinq ans de duplicité américaine en Haïti (1991-1996) » (1).

1994 : « Désarmez les escadrons de la mort ». Aujourd'hui leurs responsables sont toujours en liberté. (DR)

Une enquête rigoureuse a été menée par P. Mouterde et Ch. Wargny sur la politique de Washington durant cinq ans. Ils en ont été les témoins privilégiés. Ch. Wargny a passé auprès de Jean-Bertrand Aristide une partie de ses années d'exil en tant que conseiller. P. Mouterde a travaillé plusieurs mois à Washington comme consultant auprès du cabinet du président Jean-Bertrand Aristide.

Une grande partie des informations qu'ils livrent était déjà connue. Mais ils fournissent une grille d'analyse éclairante et font une série de révélations précieuses. Ainsi, leur récit de l'entretien que René Préval, alors Premier ministre, a eu avec l'ambassadeur des Etats-Unis une semaine avant le coup d'Etat convaincra les plus sceptiques des responsabilités écrasantes de Washington.

Une fois l'intervention militaire réalisée, Bill Clinton pouvait se fixer plusieurs objectifs. Il s'agissait d'abord d'assurer une transition en douceur et de créer les conditions d'une situation « stable ». Une stabilité correspondant, bien sûr, aux critères définis par Washington. Il fallait effacer les traces de la complicité des Etats-Unis avec les militaires putschistes (on ne compte plus les tortionnaires que les services américains ont protégés et même fait évader de leur cellule) et procéder à des réformes économiques profitables aux firmes nord-américaines.

Un pays à la nuque raide

La mise en oeuvre de cette politique n'a pas été des plus faciles. « Haïti est un pays à part, à la nuque raide », écrivent Mouterde et Wargny. Une autre difficulté a tenu au fait que, durant tout le mandat de Clinton, Haïti n'a cessé d'être l'enjeu d'une bataille serrée au sein de l'establishment américain car le Parti républicain aurait voulu qu'Haïti symbolise le fiasco de la politique étrangère menée par le président démocrate.

Aujourd'hui, les principaux obstacles ont été surmontés. Les Etats-Unis ont finalement réussi à ce que le gouvernement Lavalas décrète une politique d'ajustement structurel, avalisée à contrecoeur par le parlement. Certes, cette politique ne fait pas l'unanimité. Ainsi, le 16 janvier 1997, la capitale et plusieurs autres villes ont été paralysées à la suite d'un mot d'ordre de grève générale lancé contre la politique économique du gouvernement. Si le mécontentement est profond, il semble néanmoins que le succès de cette grève ait beaucoup tenu aux rumeurs alarmantes, voire à des menaces, que les organisateurs avaient fait circuler. Les manifestations des jours précédents n'avaient d'ailleurs réuni que très peu de monde. Car le succès le plus grand des Etats-Unis réside dans la dépolitisation de la population et dans l'usure, toutes composantes confondues, de la coalition Lavalas au pouvoir.

« Les pressions n'ont jamais cessé. De tous ordres. Brutales ou sophistiquées, écrivent Mouterde et Wargny. La chétive Haïti est un malade sous perfusion. On s'assure que le sérum vital coule goutte à goutte pour ne pas lui donner trop vite goût à la vie et à l'indépendance ! » continuent-ils. L'arme la plus puissante employée par les Etats-Unis a sans doute été le chantage à l'aide internationale. Mais ce ne fut pas la seule.

Un pays « occupé » ?

« Aprè bal, tanbou lou » permet d'illustrer diverses facettes de la politique nord-américaine. Ses auteurs résument ainsi un document interne à la force multinationale, rédigé par un militaire nord-américain en septembre 1995 : « Conclusion implicite : si l'on veut maintenir la paix sociale, il faut ménager l'élite économique, dont on reconnaît pourtant la violence potentielle, il faut décourager le gouvernement d'engager, en faveur de la masse des exclus, des mesures qui pourraient irriter les privilégiés. » Et en ce qui concerne la force multinationale, « au-delà de son rôle technique, une mission éminemment politique existe en filigrane : faire discrètement barrage aux changements de fond. Le document a un avantage : il dit, ou plutôt il chuchote, ce que les autorités internationales ont pris l'habitude de cacher derrière les traditionnels clichés diplomatiques ».

Après l'occupation du pays, selon Mouterde et Wargny, « la vraie priorité des Américains, c'est la réforme de l'armée et de la police. L'objectif : garder la haute main sur toute l'opération. » En dépit des résistances nord-américaines, Aristide arrive à démanteler le corps des officiers et l'armée elle-même, dont une partie est reconvertie dans la nouvelle police. Les Etats-Unis s'intéressent alors encore plus à la formation de la police, dont ils obtiennent qu'elle ait en partie lieu sur leur territoire. Ce qui donne, selon le quotidie The Nation, l'occasion à la CIA d'y recruter des agents.

Mouterde et Wargny racontent dans quelles conditions Aristide fut pris de colère contre les Etats-Unis en novembre 1995. Après l'assassinat d'un député, la police était sur le point d'arrêter l'ancien dictateur Prosper Avril. Mais « des difficultés suspectes, comme le brouillage de sa fréquence radio ­ qui a les moyens de le faire, sinon les Etats-Unis ? ­, retardent pourtant l'arrivée du détachement. L'ancien dictateur échappe à l'arrestation (...). Un officier de renseignements de l'ambassade US, on le sut plus tard, prenait le café quelques heures plus tôt chez Avril. » On apprit également que le Département d'Etat avait averti son représentant à Port-au-Prince « d'un possible complot ourdi par l'ex-dictateur contre des partisans d'Aristide. Sans cependant que l'ambassadeur juge utile d'en avertir les autorités haïtiennes ».

Cet épisode invite à pousser un peu plus loin la réflexion et à s'interroger. Les Etats-Unis, qui ont constamment refusé à Aristide de se livrer à une campagne de désarmement généralisé, ne maintiennent-ils pas plusieurs fers au feu ? Ne veulent-ils pas garder en réserve des réseaux clandestins ? Une sorte d'épée de Damoclès au-dessus d'un gouvernement et d'un parlement auxquels on n'accorde qu'une confiance limitée.

Haïti est-il toujours un pays « occupé » ? Nous avons des réticences à employer ce terme par crainte de le banaliser. Cuba vient d'ouvrir une ambassade à Port-au-Prince sans que les Etats-Unis n'y puissent rien. Les effectifs de la force multinationale sont de plus en plus réduits et elle devrait bientôt s'en aller. Les Etats-Unis n'y participent même plus. Mais les Haïtiens qui estiment que l'occupation étrangère continue ont plusieurs arguments à faire valoir. Sous couvert de formation, de réparation de routes et d'écoles, les Etats-Unis maintiennent quelques centaines de « techniciens » militaires sur place. Et ils font tourner chaque mois plusieurs dizaines de soldats. Tels des racketteurs qui vous donnent l'habitude de s'inviter sans crier gare, ils n'ont plus besoin d'enfoncer la porte pour entrer.

En mars 1995, à Washington, le vice-secrétaire d'Etat Strobe Talbott déclarait devant une commission du Sénat : « Je vous assure... même après notre départ en février 1996, nous resterons en place à travers l'Agence pour le développement international [USAID] et le secteur privé » (2). Si les entreprises de production américaines sont encore réticentes pour aller travailler en Haïti, ce n'est pas le cas des sociétés de service, telle la firme employée par le gouvernement américain pour réformer la justice haïtienne. Résultat : les mêmes juges pourris restent en place. Quant à l'USAID, elle est présente sur tous les fronts : projets de développement, réforme institutionnelle, infiltration de l'administration et de la société civile. Au nom du « renforcement de la démocratie », des millions de dollars ont été dépensés pour tenter d'acheter les syndicats et financer des associations et des programmes d'instruction civique « politiquement corrects ».


(1) « Apre bal, tanbou lou », P. Mouterde et Ch. Wargny, éditions Austral, Paris, 1996.

(2) Propos rapportés dans « After the Dance, the Drun is Heavy », Charles Arthur, Haïti Support Group, Londres, 1997.


Volcans, numéro 25

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