Attention, ce site n'est qu'une sélection des archives de la revue Volcans.

Le site définitif et officiel de la revue Volcans.


Le pape en Amérique centrale : un vol détourné

Par Maurice Barth

Jean-Paul II multiplie les voyages, en dépit de son état de santé que l'on s'obstine à vouloir camoufler. Le croyant catholique que je suis ne cesse de se poser des questions sur la signification et la portée réelle de ces pérégrinations spectaculaires. Le pape est certainement convaincu que sa présence et sa parole contribuent à réanimer la foi des chrétiens. En jetant un regard sur les nombreux voyages passés, particulièrement en Amérique latine, on peut douter du résultat.

Les appel pontificaux à réconciliation, à la justice et à la paix n'ont en rien modifié la politique répressive de Pinochet qui a plutôt dû se sentir réconforté par la visite effectuée durant sa dictature, puis par la lettre de félicitations que lui a adressée le pape à l'occasion de l'anniversaire de son mariage. En Haïti, son exhortation : « Il faut que les choses changent ici », n'a pas freiné les « tontons macoutes », et ce ne sont pas ses sermons qui ont arrêté la guerre civile au Salvador ou au Nicaragua. Il n'a pas non plus empêché un nombre croissant de catholiques de passer au protestantisme ou de se réfugier dans les multiples sectes financées par les Etats-Unis.

Cette fois encore, les foules étaient là, en dépit des difficultés de transport. Etait-ce une manifestation de foi ? Qui peut le dire ? Les peuples latino-américains saisissent chaque événement pour se rassembler et faire la fête ; pourquoi ne le feraient-ils pas à l'occasion de la venue de l'homme en blanc, orchestrée par un immense tapage publicitaire, surtout lorsqu'ils bénéficient d'une journée de congé payé et que les écoles sont fermées. Toute fête est une occasion d'oublier pendant quelques heures la souffrance quotidienne, de prier pour que cesse la misère et de chercher des symboles d'espérance. Le pape est un de ces symboles auquel on attribue volontiers un pouvoir mystérieux : l'espérance des pauvres n'a pas de limites.

L'Eglise divisée

Cependant il est douteux que les fastes inhérents à ce genre de manifestation fassent oublier la misère endémique. Au Nicaragua, où beaucoup d'enfants ne vont plus à l'école parce qu'elle est trop chère du fait de la privatisation ; où les hôpitaux, trop peu nombreux, n'ont pas les médicaments indispensables ; où les routes sont en mauvais état, le gouvernement n'a pas hésité à investir 450 000 dollars pour réaménager l'aéroport et la place où a été célébrée la messe, sans parler des 6 000 membres des forces de sécurité mobilisés pour prévenir tout risque d'attentat.

Le pape ne peut ignorer que son Eglise, en Amérique centrale, est profondément divisée. Pense-t-il avoir contribué à rétablir l'unité par sa seule présence ? Son discours a montré, s'il en était encore besoin, que sa conception de l'unité n'admet guère le pluralisme et que l'Eglise en Amérique latine comme ailleurs ne peut avoir qu'un seul langage, en dépit des différentes cultures et situations. Mais les incantations ne sauraient suffire à masquer la réalité : l'option pour les pauvres affirmée lors des trois dernières conférences des évêques et toujours actuelle a donné à l'Eglise d'Amérique latine un nouveau visage et nombreux sont ceux qui ne sont pas disposés à en changer. Ce n'est pas d'abord un choix politique, mais une exigence de l'Evangile. Le malentendu est profond.

Dans l'avion le pape a confié aux journalistes que le temps de la théologie de la libération était passé. C'est un voeu plus qu'un constat. Ce pape polonais, obsédé par l'idéologie marxiste et la lutte Est-Ouest, assimile un peu vite les changements survenus en Amérique latine à la chute du mur de Berlin. Quoi qu'en pense Jean-Paul II, les théologiens de la libération ne sont pas des idéologues imprégnés de marxisme, même s'ils ont pris à leur compte certaines méthodes d'analyse de la société. Leur réflexion, à la différence des théologies occidentales, partait de la réalité d'une société, celle du Sud et des pauvres. Or cette réalité, ce fossé entre le Sud et le Nord, n'a cessé de s'aggraver.

Mais cela a pris d'autres formes : les rêves de changements rapides des structures se sont évanouis et le néo-libéralisme a triomphé partout. Par ailleurs, d'autres catégories de « pauvres » sont prises en compte : le Noir, la femme, l'indigène, qui apparaissent comme des opprimés qui se réveillent.

« A côté des médiations socio-économiques, la théologie de la libération commence à sentir la nécessité d'en utiliser d'autres, comme celle de l'anthropologie, des cultures et des religions. » (1) La théologie de la libération est une réflexion dynamique, non pas une doctrine figée. L'évolution des prises de conscience du pauvre et du marginalisé amène le Sud à « revendiquer son autonomie humaine, politique, culturelle et religieuse, différente de celle du Nord. Et la théologie de la libération ne peut rester étrangère à cette exigence légitime. Le Sud a le droit de penser à partir de ses propres catégories, sans être un appendice du Nord, ni en politique, ni en économie, ni en théologie. » (2) Comment un pape qui ne pense qu'à partir d'un Occident chrétien mythique pourrait-il comprendre et admettre cette exigence ?

Le peuple n'a pas la parole

Ce serait admettre que le peuple, en particulier celui du Sud, bénéficie, lui aussi, de la présence active et dynamique de l'Esprit. Mais le pape, s'il aime avoir devant lui les masses populaires, s'adresse à elles dans un langage qu'elles ne comprennent pas. Ses vrais interlocuteurs sont les « élites », mais il se garde de leur parler clairement, se contentant de parler de justice et de paix en termes généraux qui n'atteignent pas la conscience des responsables des injustices.

On touche là, entre autres, à l'ambiguïté de la situation d'un chef d'Eglise qui est en même temps le chef d'un Etat, si petit soit-il. La diplomatie alors prend le pas sur le message prophétique.

De même qu'il a eu des bontés pour le couple Pinochet, il a salué chaleureusement Mme Chamorro comme représentant la victoire du conservatisme capitaliste contre le mouvement du changement, et a été accueilli, au Salvador, par ceux-là mêmes qui ont inspiré l'assassinat d'Oscar Romero et des jésuites. Le peuple salvadorien a voulu lui rappeler, par les innombrables effigies brandies dans les rues, ce que représentait cet évêque pour la masse des pauvres. Le message ne semble pas avoir été entendu. Le nouvel archevêque de San Salvador, nommé par le pape, est membre de l'Opus Dei.

Au Guatemala il n'a pas rencontré les représentants des peuples indiens, pourtant majoritaires dans le pays. Le peuple n'a pas la parole.

Le thème de la réconciliation est récurrent dans les discours du pape. Mais il se garde bien d'en définir le processus et de désigner les vrais coupables du désordre structurel. Comment cette exhortation peut-elle avoir une signification réelle si elle n'est pas en même temps un appel à la conversion de la part de ceux qui sont responsables des injustices ? Comment peut-il y avoir réconciliation si la justice n'implique pas le jugement des auteurs des assassinats ? Comment peut-il y avoir réconciliation si les « élites » se refusent à reconnaître la dignité de catégories entières de la société et à leur permettre de jouer un rôle actif dans cette société ?

Un document publié par un groupe de scientifiques sociaux d'Amérique latine, en 1979, année de la Conférence des évêques de Puebla, s'exprimait déjà sur les deux modèles d'Eglise : « Il y a deux modèles d'Eglises possibles dans le siècle à venir : soit une institution bureaucratique, fossilisée progressivement par son incapacité à comprendre les transformations nécessaires du monde moderne, réduite à une simple secte, pompeuse et bureaucratique, dénuée cependant du magistère spirituel qui constitue son essence même ; soit, ce que nous souhaitons tous, une Eglise ouverte au monde, modulée par ses palpitations, capable de modeler le cours du processus irréversible de transformation qui s'achemine. (...) Cependant, si elle échouait dans cet effort d'adaptation, elle lierait indissolublement sa chance à celle de l'ordre social capitaliste, régime de relations sociales dont la survivance se mesure déjà par décades. Dans ce cas le monde du futur sera malheureusement construit sans l'Eglise » (2).

L'avion du pape n'a pas survolé Cuba pour n'avoir pas à envoyer de message au gouvernement de ce pays, comme il le fait chaque fois qu'il survole un territoire. Mais ce n'est pas seulement le gouvernement qui a été frustré, c'est tout le peuple cubain. Serait-il indigne de la sollicitude du père des croyants ? Ce détour, c'est tout un symbole. Et les peuples d'Amérique latine sont sensibles au langage des symboles.


(1) Victor Codina, « Une théologie à partir du Sud. La théologie de la libération est-elle morte ? », in « Dial » n° 2019, octobre 1995.

(2) « Alai » n° 19-20, Montréal, octobre 1979.


Attention, ce site n'est qu'une sélection des archives de la revue Volcans.

Le site définitif et officiel de la revue Volcans.