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Sur la corde raide

Par Laurent Beaulieu

Avec l'entrée en fonctions d'un nouveau président démocratiquement élu et la nomination d'un Premier ministre issu d'un parti politique, Haïti commence à rompre avec les traditions politiques héritées du passé. Mais minée par la situation économique, la démocratie haïtienne est très fragile et les tensions sociales peuvent se révéler explosives.

Elaborée au sortir de la dictature duvaliériste, la Constitution de 1987 réduisait de manière drastique le rôle du président de la République. Pour éviter la tentation de la « présidence à vie », qui a tant marqué l'histoire d'Haïti depuis ses origines, elle interdisait à la même personne d'être président durant deux mandats consécutifs. Cependant, la forte personnalité du président Aristide, premier président démocratiquement élu, n'a guère laissé de place au parlement. Il est vrai qu'en 1991, lorsqu'il devint président, les parlementaires élus en même temps que lui ne se montrèrent guère à la hauteur. Ils n'avaient pas été élus sur la base d'un projet politique. Et, plus soucieux de leur intérêt personnel que de celui de la nation, députés et sénateurs avaient surtout passé leur temps à faire de l'obstruction. A son retour en Haïti, en octobre 1995, Jean-Bertrand Aristide s'était retrouvé face aux mêmes parlementaires dont beaucoup s'étaient acoquinés entre-temps avec la dictature.

Avec l'élection d'un nouveau Parlement l'été dernier, et d'un nouveau président le 17 décembre, il se pourrait bien que, pour la première fois, les partis politiques jouent un rôle dominant dans la vie politique du pays. On en a eu un aperçu à la fin de l'année 1995, lorsque le président Aristide a cohabité avec la nouvelle majorité parlementaire, qui lui était favorable sans accepter pour autant de lui être subordonnée.

Les trois quarts des députés élus avaient été présentés par la plate-forme politique Lavalas. Dans les faits, cette coalition électorale regroupe essentiellement des partis politiques et des personnalités proches du président. Elle est dominée par l'Organisation politique Lavalas (OPL), dont les relations avec Jean-Bertrand Aristide n'ont pas toujours été des plus harmonieuses. L'OPL a obtenu que les présidents des deux chambres soient issus de ses rangs. Elle aurait refusé que le mandat du président de la République soit prorogé par un amendement constitutionnel pour tenir compte des années passées en exil. Il semble que tel aurait été le souhait du président. Finalement, le Sénat a refusé de nommer à la tête de la police l'homme que Jean-Bertrand Aristide avait choisi, car il est accusé de corruption. La question de la nouvelle force de police est un des dossiers brûlants aujourd'hui.

Cette police, constituée pour l'essentiel de nouvelles recrues formées sous l'égide des Etats-Unis et d'une minorité d'anciens soldats, suscite beaucoup d'inquiétudes après avoir soulevé de grands espoirs. En effet, plus rapidement encore qu'on le craignait, nombre de policiers ont adopté les habitudes des membres de l'armée aujourd'hui démantelée. C'est ainsi qu'à plusieurs reprises la police a tiré sur des manifestants. Il est vrai, qu'en la matière, l'exemple a été donné par les forces de l'ONU (dont le mandat va sans doute être prorogé de six mois, avec des effectifs réduits, à la demande de René Préval).

Une élection jouée d'avance

René Préval a été élu président de la République dès le premier tour, le 17 décembre 1995. Nommé Premier ministre par Jean-Bertrand Aristide en 1991, il était depuis longtemps un de ses proches. Il est resté assez populaire. Il a recueilli 88 % des voix, son concurrent immédiat n'en obtenant que 2 %. Cependant son élection a été marquée par un fort taux d'abstention (environ 72 %). Plusieurs raisons peuvent être avancées. La population n'a pas vu ses conditions de vie matérielles s'améliorer depuis le retour de la démocratie. Elle doute fort que Préval puisse faire mieux qu'Aristide. Ce dernier n'a pas fait grand chose pour favoriser l'élection de son ami. Enfin cette élection pouvait apparaître sans enjeu du fait que Préval n'avait guère de concurrents.

Le 7 février 1996, Jean-Bertrand Aristide a quitté le Palais national. Il s'est engouffré dans un hélicoptère où l'attendait Mildred Aristide, qu'il a épousée quinze jours auparavant. Pour la première fois dans l'histoire d'Haïti, deux présidents démocratiquement élus se succédaient. Jean-Bertrand Aristide a fini son mandat par un pied de nez adressé aux Etats-Unis. En effet, un accord a été signé avec Cuba, prévoyant la reprise des relations diplomatiques entre les deux pays ; elles avaient été suspendues par François Duvalier peu après le renversement de Batista. A Washington, on a fait grise mine et on s'est fendu d'un communiqué pour indiquer que cette mesure n'entrait pas dans les vues des Etats-Unis mais que, bien évidemment, Haïti était un pays souverain. Lors des cérémonies d'investiture de René Préval, Madeleine Albright, ambassadrice des Etats-Unis à l'ONU, a dû accepter que se trouve assis face à elle Roberto Robaina, le ministre des Affaires étrangères de Cuba, venu à la tête d'une délégation imposante, aussi nombreuse que celle des Etats-Unis.

Froid avec les Etats-Unis

Ces derniers temps, les relations entre Haïti et les Etats-Unis n'ont pas été au beau fixe. Elles ont été marquées par l'affaire des archives des forces armées haïtiennes et du FRAPH, l'organisation paramilitaire du général Cédras. Lors de l'invasion d'Haïti, en 1994, les militaires nord-américains avaient fait main basse sur 160 000 pages de documents et sur une grande quantité de photos et d'enregistrements. Evidemment, il s'agit là d'une mine d'informations d'une valeur inestimable. Grâce à ces documents il serait possible de faire la lumière sur les ramifications du coup d'Etat et sur les artisans de la terreur qui a régné sur Haïti durant trois ans. Ce que les Etats-Unis ne souhaitent pas ! Formellement, les autorités nord-américaines ont accepté de rendre les documents après avoir rendu illisibles les noms des citoyens américains (surtout haïtiano-américains en fait). Concrètement, l'ambassade américaine a rapatrié une petite partie seulement des documents et s'est dite prête à discuter des conditions de leur utilisation avec les autorités haïtiennes. Celles-ci ont répondu avec dignité qu'elles prendraient possession de tous les documents ou d'aucun et que leur utilisation n'était pas négociable.

René Préval va être confronté à des tâches herculéennes. Il lui faut d'abord trouver sa place entre son prédécesseur, qui semble vouloir continuer à jouer un rôle important, et un parlement qui n'entend pas être dessaisi de ses prérogatives. On s'en est aperçu à l'occasion de la nomination du Premier ministre : il a fallu en passer par une négociation marathon où furent discutées tant les propositions de Jean-Bertrand Aristide que celles de René Préval et des partis représentés au parlement Il semble que les députés tenaient à ce que le Premier ministre appatienne à un parti politique, afin de mieux pouvoir le contrôler. Ce souhait est d'ailleurs conforme à la lettre de la Constitution qui prévoit que le Premier ministre est nommé par le président de la République après consultation des présidents des deux chambres et qu'il doit être issu du parti majoritaire à l'assemblée.

Finalement, c'est Rony Smarth, un membre de la coordination nationale de l'Organisation politique Lavalas, qui a été choisi. Après la reprise des relations avec Cuba, cette nomination pourrait favoriser une meilleure insertion d'Haïti au sein de l'Amérique latine. En effet, Rony Smarth a travaillé comme agro-économiste au Chili, au Mexique puis au Nicaragua de 1963 à 1986. Mais l'Amérique latine se montrera- t-elle pour autant solidaire d'Haïti face aux institutions de Bretton Woods ?

Une situation financière catastrophique.

Devant l'hostilité suscitée par son plan de privatisations, le Premier ministre Smarck Michel avait démissionné en octobre 1995, entraînant la fureur des Etats-Unis et des institutions financières internationales. En conséquence de quoi, depuis octobre, aucune somme n'a été versée en soutien à la balance des paiements et au budget d'Haïti. Or, en 1995, après que la dictature a plongé l'économie haïtienne dans une situation épouvantable, l'aide extérieure a représenté une fraction considérable du budget (45 %). Il en est de même pour le projet de budget établi pour 1996, que le Parlement n'a pas encore pu voter. Les négociations avec le FMI et la Banque mondiale ont repris ces dernières semaines. Mais elles n'ont pas encore abouti, et Haïti risque d'être encore soumis à un chantage intolérable.


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