Nijikon Fetchi

 

Philippe Codognet

Université de Paris 6, LIP6, case 169

4, Place Jussieu, 75005 PARIS, France

Philippe.Codognet@lip6.fr

 

 

Dans notre société soit disant post-moderne mais encore fortement engluée dans la tourbe moderniste, les mythes de la nouveauté et de la table rase sont toujours des valeurs en hausse insensibles aux chutes du NASDAQ … Ainsi les « nouvelles technologies » sont-elles d’une éternelle jeunesse après pourtant plus de cinquante ans de service (l’invention de la cybernétique, de la théorie de l’information et les premiers ordinateurs datent de la fin des années quarante) et la « révolution des jeux vidéo » prend des allures de révolution permanente depuis bientôt trente ans : Pong, l’ancêtre des consoles, date de 1972[1], le premier jeu sur ordinateur spacewar de 1962, et certains auteurs font même remonter la genèse des jeux vidéos à 1958[2]. Et c’est depuis plus de vingt ans déjà que quelques vaillants humains s’acharnent à repousser des hordes de Space Invaders et autres Aliens hégémoniques. Ceux-ci sont cependant devenus depuis quelques années de plus en plus nombreux et virulents et ils explosent maintenant dans une agréable gerbe de polygones texturés, laissant derrière eux des traînées de liquide extra-terrestre aux couleurs mélangées[3]

 

En 1697, dans une lettre au Duc de  Brunswick, G. W. Leibniz inventait la numérotation binaire et proposait le dessin d’un médaillon détaillant cette découverte qu’il considérait comme imago creationis, c’est à dire à l’image de la Création : Unus ex nihilo omnia écrivait-il comme devise : l’Un crée le tout à partir du Rien. A l’aide des seuls nombres 0 et 1, on peut créer tous les autres, et l’univers tout entier, comme Dieu lors de la Genèse. Cette position est à merveille réifiée dans les jeux vidéos, qui construisent des univers virtuels complexes à partir de simples suites de zéros et de uns. Les techniques informatiques numériques ont su digérer le monde petit à petit, dimension après dimension, matérialisant donc le rêve de Leibniz, et la notation binaire est ainsi devenue la langue universelle qui permet de décrire non seulement la linéarité des nombres et des textes, mais aussi l’espace plan des images et plus encore, les trois dimensions des environnements virtuels. Mais cette lingua characteristica est également un calculus ratiocinator[4] qui permet d’ajouter une dimension calculatoire et dynamique pour recréer à chaque instant et animer les mondes illusoires et illusionistes qui habitent les mémoires de masse de nos machineries électroniques. Des mondes virtuels qui engendrent pourtant, au delà de l’électroluminescence des tubes cathodiques et des reflets cuivrés des microprocesseurs, des sensations bien réelles chez nous tous, gamers informatisés vivants au pilori de nos consoles[5].

 

Que ce soit les antiques espaces plats inscrits dans les limites de l’écran de Space Invaders ou de Pac-Man, ou bien les immenses mondes virtuels des jeux 3D actuels que l’on explore pendant des jours entiers, niveau après niveau, le système intègre le joueur dans son monde immatériel et produit une adrénaline que le spectaculaire cathodique ne lui procure plus. Cependant, il ne faut pas s’y tromper, le jeux vidéos opèrent bien dans le champ abstrait du symbolique plus que dans celui de l’immersif sensoriel. Les dessins simplistes de Space Invaders et Pac-Man fonctionnaient déjà comme des signes sémiotiques hybrides, plus symboles qu’icônes (au sens de C. S. Peirce) et  permettaient déjà une empathie complète du joueur[6]; les progrès technologiques des processeurs graphiques ont sans doute occasionné un fort glissement vers une mimesis iconique qui ne se départira cependant jamais complètement de l’irréalité de la fiction. Est-il possible qu’au cours de ces vingt dernières années les jeux vidéos aient rejoué en accéléré le parcours de l’histoire de l’art, depuis la symbolique médiévale jusqu’à la conquête de l’espace idéal de la Renaissance ? Mais que dire alors des mises en abîmes Maniéristes et Baroques, du retour du médium sur lui-même et sur ses propres interrogations ? Oubliées, disparus, ou tout simplement crucifiées sur l’autel du modernisme technologique ? Mais peut être ces notions ont-elles pris un chemin de traverse rendu possible par quelque innovation technologique que la peinture ou la sculpture classique ne pouvait mettre en œuvre.

 

Les mondes virtuels 3D des jeux sur ordinateurs ou sur consoles des années 90 expriment ainsi un important changement de paradigme, qui n’est pas sans résonance avec ce qui se passe dans l’art contemporain. Ainsi, le point de vue à la première personne et la caméra subjective ont-ils révolutionné le monde des jeux avec l'apparition il y a quelques années de Wolfenstein 3D (1992) et surtout de Doom (1994). Malgré un scénario incroyablement simpliste (« hunt-and-kill ») et des graphismes assez rudimentaires, l'effet immersif y était totalement opérationnel, sans doute même un peu trop même pour certaines personnes, car le joueur était complètement engagé mentalement, sinon physiquement, dans l'univers virtuel. Plus récemment est apparue la possibilité de non seulement se déplacer dans un monde virtuel mais aussi d’utiliser des objets, et il faut ici rendre grâce à Half-Life et à son utilisation de la touche E du clavier. En actionnant cette touche face à certains objets, le joueur peut effectuer une action prédéfinie, comme appeler l’ascenseur, ouvrir une vanne, ou encore piloter un chariot  de chemin de fer. Cette « manipulabilité »  du monde, bien qu’extrêmement restreinte puisque chaque objet contient sa propre téléologie, induit néanmoins un sentiment d’immersion et de cohérence du monde virtuel très fort. Ceci sera amélioré dans des jeux plus récents comme le superbe Metal Gear Solid (1999) et surtout Deus Ex (2000) dans lequel le fait de cliquer sur un objet permet une manipulation complexe. On peut par exemple se connecter sur Internet à travers n’importe quel ordinateur et lire son courrier (ou pirater celui des autres) et retirer de l’argent au distributeur automatique…

 

Avec les jeux 3D immersifs, depuis l’ancêtre Battlezone (1980)[7] jusqu’à Doom et ses divers avatars actuels nous quittons le paradigme cartographique des jeux de plateau classique (par exemple les échecs ou les God-games à la Sim City)  pour entrer dans un paradigme ichnographique[8]. Nous nous éloignons de la métaphore de la carte pour aller vers celle du chemin, avec non plus le point de vue de la tierce personne ("l'œil de Dieu") mais celui de la première personne. Il est donc intéressant de relier ce changement de paradigme à ce qui se passe dans l’art contemporain. En effet, l'idée de « l'œil cartographique de l'art » est apparue il y a quelques années[9] pour mettre en lumière une certaine tendance de l’art du XXème siècle et elle semble particulièrement pertinente pour comprendre le post-modernisme américain des années 60-70, avec des artistes comme Jasper Johns, Robert Morris ou Robert Smithson. Mais certains artistes contemporains optent pour un nouveau changement de paradigme et intègrent plutôt des processus de type ichnographiques dans leurs oeuvres. On le trouve par exemple chez Pipilotti Rist, dans ses vidéos comme Pickelporno (1995), ou dans ses diverses installations (Ever is Over All, biennale de Venise, 1997). Certaines œuvres à fleur de peau de Douglas Gordon et quelques travaux de Bill Viola, en particulier le triptyque de Nantes (1992), semblent eux aussi témoigner de cette approche. Personne ne connaît la globalité de la carte et ne cherche à la construire, personne ne peut se représenter et organiser le territoire d'une manière complète, même de façon abstraite. La complexité de la structure (graphe chez Michel Serres, rhizome chez Deleuze, ou réseau en informatique) ne se laisse plus appréhender, ni visuellement ni conceptuellement. On ne peut que la parcourir et l’expérimenter. « There is a difference between knowing the path and walking the path » disait Morpheus à Neo dans le film The Matrix (1999). D’autres champs contemporains de l’imaginaire collectif sont aussi contaminés par ce concept, comme les images de guerres produites lors des derniers conflits au Koweit, Serbie ou Kosovo. Plus de cartes d’Etat-Major visualisant des lignes de front mais des prises de vue subjectives de missiles plongeant sur leurs proies comme seules informations. « This is not a Nintendo game » s’est même cru obligé de déclaré le général Schwartzkopf, commandant en chef de l’opération Desert Storm… Mais ce basculement esthétique était aussi sémantique, car en vision subjective il y a toujours une part maudite, la part du diable, que l’on ne peut visualiser et qui échappe toujours à la connaissance. Il n'y a pas de lumière sans ombre, de vie sans mort, à la manière baroque. Exit donc les tas de cadavres qui ne passeront pas en prime time et iront directement pourrir dans les poubelles de l’histoire. Pas vu, pas pris.

Mais là encore les jeux vidéos sont peut être en train de montrer une tendance dont les échos  se répercuteront bientôt dans d’autres domaines. Car la vision à la première personne est parfois par trop immersive et impliquante. A voir certains développements récents, comme le jeu Tomb Raider et ses suites, on peut avoir l'impression que l'industrie des jeux s'éloigne de la subjectivité. Dans TR, le joueur est derrière une caméra qui suit l'héroïne, la cyberstar Lara Croft, comme dans une bande dessinée. Il ne joue pas lui-même. De tels points de vue à la troisième personne, typiques des images télévisuelles, sont aussi câblées dans de nombreux jeux sur les manettes de contrôle des consoles comme la Playstation de Sony ou la Nintendo 64[10]. Mais, à parcourir l'histoire du cinéma, il faut admettre que le concept de caméra subjective a été peu utilisé, et le seul film tourné exclusivement en caméra subjective à être entré dans les anthologies reste Lady in the lake de Robert Montgomery (1947). Notons cependant que le paradigme ichnographique fait actuellement retour à Hollywood, non plus du point de vue visuel mais du point de vue narratif : la vogue des profilers qui refont le cheminements des victimes pour intégrer leur identité et prévoir leurs actions est bien de cet ordre[11]. Conséquence de la convergence actuelle entre jeux vidéos et cinéma, la tendance est ainsi de remettre le joueur dans une position de spectateur passif, comme en témoignent les longues sections de Full Motion Video des jeux actuels, c’est-à-dire les séquences d’images de synthèse en haute définition qui déroulent le contenu narratif déterministe des jeux, comme au cinéma. Trop d’action peu provoquer des maladies graves. Il serait dangereux de laisser se développer un mode de cognition actif qui est celui de la connaissance du monde par la découverte de ses possibilités d’action dans et sur celui-ci. Mieux vaut inonder le sujet d’un déluge informationnel qui va le perdre dans le leurre de sa diversité et détruire ses capacités d’analyse et de choix. Mieux vaut le bombarder d’images et de héros/heroïnes aux pixels lisses et stéréotypés (nijikon fetchi[12]) , à la surface desquelles il va glisser jusqu’à se perdre. Mieux vaut lui procurer des sensations de deuxième main et des vertiges réchauffés au micro-ondes. La complète subjectivité est en porte à faux avec l’opération de pacification généralisée des médias de notre socitété spectaculo-informationnelle.

 

Mais restons optimistes, quelques créateurs de jeu vidéos et quelques artistes sauront toujours nous sortir de notre torpeur de post-overdose consumériste.



[1] Pour une histoire complète des jeux vidéos, voir A. Le Diberder et F. Le Diderber, L’Univers des jeux vidéos, Editions La Découverte, Paris, 1998, et J-C. Herz, Joystick Nation, Brown and Compagny, Boston, 1996.

 

[2] Cf. Steven Poole, Trigger Happy : Videogames and the Entertainment Revolution, Arcade Publishing, New York, 2001.

 

[3] Par exemple dans Half-Life, le hit des jeux sur PC en 98/99.

 

[4] Ces termes sont empruntés à Leibniz qui imaginait une “caractéristique” permettant à la fois la description philosophique parfaite des choses et la mise en œuvre du raisonnement à la manière d’un calcul arithmétique.

 

[5] Si je puis me permettre de détourner ainsi ces mots de Jean Baudrillard.

 

[6] Pour une analyse sémiotique peircienne de Pac-Man, voir Steven Poole, op. cit., chapitre 9.

[7] Dans lequel le joueur prenait les commandes d’un char virtuel et combattait tanks et hélicoptères ennemis représentés par des assemblages de polygones à l’esthétique finalement assez proches des superbes gravures de Wentzel  Jamnitzer dans son livre Perspectiva Corporum Regularium (1568).

 

[8] C’est à dire basé sur la notion de chemin.

 

[9] Voir sur ce point le livre de Christine Buci-Glucksmann, l’œil cartographique de l’art, éditions Galilée, 1996, et le catalogue de l'exposition Mapping du Museum of Modern Art, New York, 1994.

 

[10] L’influence des conventions cinématographiques sur les interfaces informatiques a été très bien développé par Lev Manovich dans son livre The Language of New Media,  MIT Press 2001.

 

[11] Il faut ici rendre hommage à Lars Von Trier, qui avec The Element of Crime (1984) avait initié ce domaine.

 

[12] “fetiches en deux dimensions”, au Japon ce terme désignait initialement les héros de manga et autres anime, mais est aussi utilisés pour les personnages de jeux vidéos, de Donkey Kong et Super Mario aux envahissants Pokemons.