Mémoires virtuelles

Philippe Codognet

Professeur, Université de Paris 6

Philippe.Codognet@lip6.fr

Le sous-titre de l’exposition " Voilà : le monde dans la tête " au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris du 17 juin au 29 octobre 2000, appelle immédiatement une image venue de strates éloignées de l’histoire culturelle occidentale, plus précisément de la période baroque - ce qui semble peu contemporain a priori mais sera néanmoins extrêmement pertinent à notre propos.

" Le monde dans la tête " évoque la notion de Monade, telle que développée par Leibniz dans la monadologie et reprise par Deleuze dans le pli. La monade est une entité consciente minimale " sans porte ni fenêtre ", " un sujet du point de vue métaphysique " dira Deleuze, qui cependant contient en elle-même le monde entier comme infiniment replié à l’intérieur. La Monade n’a pas besoin d’ouverture car elle contient déjà en elle-même tout ce qui lui est nécessaire, dans une sorte de vertige de l’infini microscopique, concept concevable uniquement par ce génie Baroque qu’est Leibniz, inventeur - faut-il s’en étonner ? - du calcul différentiel et des infinitésimaux ainsi que de l’arithmétique binaire, langage universel des ordinateurs et donc outil de base de la numérisation et de la miniaturisation du monde. Cette " pièce close privée, tapissée d’une toile diversifiée par des plis " (Deleuze, dans son allégorie de la maison baroque dans le pli) se trouve réifiée dès les prémisses du Baroque dans la pratique architecturale du studiolo, le cabinet particulier du prince. Cette pièce close et sans fenêtres, sur les murs duquel les tableaux retracent l’histoire et les connaissances du monde, est un lieu isolé du monde mais ouvert sur l’espace abstrait de la mémoire. Le studiolo contient le monde entier peint sur ses murs, tel le studiolo de Francesco I da Medici au Palazzo Vecchio de Florence (1570-72).

On peut aussi retrouver cette image du " monde dans la tête " dans une tradition philosophique proche de Leibniz et dont il est l’une des dernières braises, celle de l’Art de la mémoire. On en trouve une illustration exemplaire dans chapitre sur l’ars memoriae du philosophe Robert Fludd (dans son œuvre utriusque cosmi (…) historia, Londres 1619). A travers l’occulus imaginationis, l’œil de l’imagination, l’homme peut voir le monde de manière encyclopédique et universelle, si tant est que cette imagination ait été façonnée de manière adéquate.
 
 

Robert Fludd, utriusque cosmi (…) historia, Londres, 1619.

L’art de la mémoire est une curiosité de l’histoire des idées dont l’origine remonte au moins à Ciceron . Cette discipline était très prisée des études classiques de l’époque médiévale à la Renaissance et jusqu’au Baroque, avant de céder peu à peu du terrain à la nouvelle philosophie des Lumières. L’ars memorandi était extrêmement important à une époque où les livres et les supports d’écriture étaient rares et où la manière la plus simple de copier un livre était peu être tout simplement de l’apprendre par cœur… Leibniz lui-même, qui incarne d’une façon exemplaire le " génie baroque ", écrivit un manuscript (non publié) sur les ars memoriae, il considérait que le champ du savoir, c’est à dire " la connaissance parfaite des principes de toutes les sciences et des arts qui s’y appliquent " se décomposaient en trois parties également importantes : l’art de raisonner (la logique), l’art d’inventer (la combinatoire) et l’art de la mémoire (mnémonique).

L’hypothèse de base, dont on peut bien évidemment trouver l’origine chez Platon, est que les images " parlent " plus directement à l’âme et sont donc les meilleurs vecteurs de la mémorisation. Le but de cette branche de la philosophie médiévale est ainsi de développer des facultés mnémoniques à travers la mise en place d’un système complexe d’images mentales placées dans des architectures imaginaires (imagines et loci), comme des statues dans un palais.

" Il s’agit d’utiliser les lieux et les images comme, respectivement, des tablettes d’argile et des lettres écrites dessus ", selon les termes de Cicéron dans de Oratore . Il était recommandé d’utiliser comme lieux des endroit connus, comme une ville ou une maison dans laquelle on avait l’habitude de se déplacer, et d’organiser les images de telle sorte que l’agencement spatial (des images) corresponde à l’agencement causal ou temporel des concepts à se remémorer.

une page de Johannes Rombech, Congestorius artificiosae memoriae (1520)
 
Cette tentative d’organiser la mémoire comme un " théâtre du monde " trouve ses plus belles réalisations dans les systèmes de Giordano Bruno ou de Tommaso Campanella (la cité du soleil) ou le célèbre théâtre de la mémoire de Giulio Camillo Delminio et la tentative de Temple de la peinture de Paolo Lomazzo .

Je terminerais cependant dans une direction plus contemporaine, qui n’est pas " le monde dans la tête " mais plutôt " le monde dans le corps ". On peut noter dans divers domaines une tendance actuelle à aller au delà des systèmes technologiques et machiniques vers des modèles biologiques, du hardware au wetware. Dans l’Art Contemporain, on trouve ce changement de paradigme dans certaines tendances nouvelles de l’abstraction New Yorkaise (Jonathan Lasker, Lydia Dona ou Fabian Marcaccio, pour ne citer que les plus connus) ainsi que chez certains artistes des nouvelles technologies qui se réfèrent à la Vie Artificielle (simulée par ordinateur) pour concevoir " l’art comme une forme vivante " en perpétuelle évolution, tels Karl Sims, Sommerer/Mignonneau, Louis Bec, ou encore les derniers travaux de Bernd Lintermann et Perry Hoberman. Pour se référer encore une fois à Leibniz, décidément le filium Ariadne de notre propos, je dirais que c’est une tentative de passer de machines à un nombre fini de sous-systèmes (celles créées par l’homme) donc imparfaites et ne pouvant qu’improprement singer la complexité du monde à des machines infinies (œuvres de Dieu selon Leibniz, comme l’homme et les animaux). En attendant de voir l’impact de ces idées dans notre conception globale du monde, je voudrais évoquer un projet technologique récent. Parmi les innombrables " célébrations " du nouveau millénaire, le New York Times et le Musée d’Histoire Naturelle de New York ont proposé la réalisation d’une " capsule temporelle " (New York Times Capsule) qui devrait garder (ou de sauvegarder, si l’on est pessimiste) la mémoire de l’état du monde et des connaissances actuelles. Il s’agit donc de faire un instantané de notre société en cette fin du deuxième millénaire, et de le réifier d’une manière quelconque pour le conserver intact jusqu’à l’an 3000, date à laquelle nos futurs descendants pourront ainsi découvrir cette tranche de vie momifiée. La proposition de l’architecte Espagnol Santiago Calatrava a remporté les faveurs du jury en proposant une capsule d’acier aux formes abstraites curviligne contenant des objets de la vie courantes : téléphone portable, boite de nourriture pour chien, préservatif, photos et bruits de New York, ainsi que quelques éditions clés du New York Times (sponsor du projet). On a là une forme concrète de théâtre de la mémoire, organisé spatialement dans une unité de lieu. Cependant une autre proposition était conceptuellement plus intéressante et effrayante : l’idée, proposé par Jaron Lanier (personnage hors normes de l’informatique californienne, pionnier de la Réalité Virtuelle et de la Télé-présence), de numériser tous les numéros du NY Times et de les intégrer par manipulation génétique dans l’ADN des cafards new yorkais, traduisant simplement le codage binaire informatique en un codage biologique selon les quatre bases : A, T, G, C. On sait qu’il y a de larges portions de l’ADN qui semblent inutilisés (les introns) mais qui sont néanmoins reproduites de génération en génération ; pourquoi donc ne pas utiliser l’ADN comme une immense bibliothèque de Babel, en perpétuelle duplication et régénération ?

le projet de " mémoire universelle " de Jaron Lanier

Retour à Leibniz donc, et à sa lingua characteristica, langue universelle capable de coder tout le savoir encyclopédique d’une époque. Il semblerait qu’on puisse faire entrer une année entière de NY Times dans l’ADN d’un cafard sans problème. Ainsi ces OGM de la mémoire, multiplié en quelques siècles en des millions de copies (presque) parfaites, seraient des réceptacles quasi-indestructibles de la mémoire de l’humanité. Des cafards plus savants que le plus éduqué des hommes mais incapable de décoder et d’avoir accès à cet immense savoir, le paradoxe est cinglant. Mais ces machines à mémoire, célibataires des connaissances qu’elles transportent, marquées au fer rouge des manipulations génétiques, ADN cisaillé et raccommodé par des Frankensteins cotés à Wall Street, peuvent-elles être le futur de notre mémoire ? Ces cafards du savoir, nourris des déchets de notre consommation et du surplus de notre spectacle, mémoires de masse à la recherche d’une interface improbable, ne disent-ils pas en eux-mêmes, l’état de notre société en cette fin de deuxième millénaire, exhibant ainsi leur propre objet ?

Que dire donc de la mémoire à l’ère des réseaux et du spectacle généralisé, en temps-réel et " broadcast live " 24 heures sur 24 sur Internet ? Dans une société où tout devient virtuel - travail, argent, musique, art -, où la valeur d’échange d’une information n’est pas sa véracité mais le nombre de gens qui la regarde (sur un poste de télévision ou sur le Web, rien n’a changé), la mémoire n’a rien à voir avec le réel mais sert de carburant informationnel à un cyberespace sous perfusion en quête de sens. Et si la mémoire devient spectacle, le spectacle devient lui aussi mémoire car les théâtres du monde, personnels ou collectifs, ont de plus en plus tendance à n’être qu’une accumulation de repères consommables et consommés, signes immédiatement communicables car reconnaissables. A l’intérieur bien sûr d’une culture occidentale globalement homogène et hégémonique, les autres resteront à la porte. Les réseaux permettent sans doute une meilleure organisation, circulation et distribution de l’information par rapport aux systèmes médiatiques panoptiques des années 60 et 70, mais ils permettent surtout, en privilégiant le contenant, d’éviter de s’interroger sur le contenu, dans une démarche scientifique et technologique classique. Les sciences du vivant prennent le même chemin, celui de l’instrumentalisation et du " perfectionnement " totalisant des données et des corps.

Bon, restons optimistes, il nous reste peut être les artistes …