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Trois ans après, les comptes de L'Alena

Par Sylvie Laporte

Cela fait maintenant presque trois ans que l'Accord de libre échange nord-américain (Alena) entre les Etats-Unis, le Canada et le Mexique,est entré en vigueur. Peut-on en dire plus aujourd'hui sur les craintes qu'il avait soulevées concernant l'économie mexicaine ?

Le matraquage médiatique sur le caractère inéluctable de la mondialisation est tel qu'il n'est peut-être pas inutile de rappeler sur quelles bases repose essentiellement l'Alena : à savoir qu'il s'agit exclusivement d'un accord de libre-échange. Il ne prévoit en rien la libre circulation des personnes (un de ses objectifs est au contraire de limiter l'immigration mexicaine aux Etats-Unis). Il est signé entre trois pays de niveau de développement inégal ( c'est un euphémisme), et surtout d'inégal degré de dépendance réciproque : au début des années 90, moment où s'est décidé le traité, le PNB par tête mexicain représentait un dixième de celui des Etats-Unis ; les échanges commerciaux avec les Etats-Unis représentant environ 70 % du commerce extérieur du Mexique, mais seulement 4 % de celui des Etats-Unis. Enfin, les Etats-Unis sont le premier investisseur étranger au Mexique, avec plus de 60 % des investissements directs, dont 60 % dans l'industrie.

Cette disproportion fondamentale doit toujours être gardée à l'esprit en examinant les premières conséquences de l'Alena ; c'est elle qui justifiait les craintes exprimées à l'époque par les opposants au traité, au Mexique comme aux Etats-Unis : l'Alena aurait pour conséquence d'accentuer l'orientation vers l'extérieur de l'économie mexicaine, dans le sens d'une spécialisation vers des produits à faible valeur ajoutée, dont la fabrication requiert peu de qualifications. L'« avantage comparatif » principal du Mexique, à savoir les bas salaires, avec un différentiel de 1 à 7 en moyenne (et de 1 à 14 dans les maquiladoras), serait exploité à fond, voire renforcé. Dans le même temps, une pression à la baisse s'exercerait sur les salaires américains, d'autant plus que les délocalisations d'entreprises aggraveraient le chômage au nord du Rio Grande ; l'absence de normes sur l'environnement au Mexique donnerait toute latitude aux entreprises pour aller y polluer à leur aise, ce qu'elles ne peuvent plus faire aux Etats-Unis. Enfin, l'agriculture mexicaine serait livrée sans retenue aux forces du marché, avec à la clé un renforcement de la pauvreté dans les campagnes et de la dépendance alimentaire.

Face à ces craintes, les défenseurs du traité arguaient de l'attrait accru du Mexique pour les investisseurs, de la possibilité pour ces derniers de s'orienter vers des produits à valeur ajoutée plus élevée, ce qui à terme engendrerait au Mexique des créations d'emplois, des salaires plus élevés, un pouvoir d'achat accru, et donc une dynamique « vertueuse » d'industrialisation.

Une agriculture sacrifiée

En ce qui concerne le secteur agricole, la cause semble dès maintenant entendue.

L'agriculture mexicaine était déjà gravement touchée par la crise : entre 1982 et 1994, la production a augmenté d'à peine 1 % en moyenne par an, alors que la population augmentait de 2,2 % par an. Elle ne produit plus que 7 % du PIB, alors qu'elle occupe le quart de la population active. En conséquence, les importations de produits alimentaires ont triplé au cours de cette période. Dans le même temps, l'orientation vers l'exportation s'affirmait par une diversification des produits (fruits, légumes, productions agro-alimentaires variées) et un doublement des exportations.

En outre, cette période a déjà été marquée par une ouverture du secteur rural au marché : renforcement de la propriété individuelle, libération des prix, abandon de toute forme de crédit bonifié. Le gouvernement a abandonné pour l'esssentiel l'objectif d'autosuffisance alimentaire et entrepris de liquider ce qui pouvait subsister de la réforme agraire et du système de l'ejido. Néanmoins, l'Alena a porté le coup de grâce. Une des conditions préalables à sa signature était en effet la réforme de l'article 27 de la Constitution, abolissant le caractère collectif du système de l'ejido et remettant sur le marché toutes les terres. On sait comment cette mesure a été accueillie dans les montagnes du Sud-Est mexicain...

En tant que tel, le traité s'est traduit par une aggravation de la situation des producteurs mexicains, en particulier pour des produits de culture traditionnelle comme le maïs, soumis à la concurrence de l'agriculture la plus productive et la plus subventionnée du monde. Concrètement, la majorité des produits agricoles entrent dans la catégorie de ceux que le traité prévoit de « libérer » de toute taxe à l'horizon de dix à quinze ans, les légumes, légumineuses, agrumes, entre autres, étant exemptés de tout droit d'entrée au Mexique depuis 1994. Les importations mexicaines de céréales devraient atteindre le record de 11 millions de tonnes cette année, contre 5 à 7 millions les années précédentes. Selon une association de Washington, Public Citizen, l'Alena a été l'occasion d'un « boom pour les grands agriculteurs du Midwest ».

Des évaluations complexes

En ce qui concerne l'industrie, des facteurs plus complexes entrent en jeu. Public Citizen a publié un rapport intitulé Les Promesses non tenues de l'Alena : les créations d'emploi, faisant référence à la campagne de lobbying en faveur de l'Alena d'un certain nombre d'entreprises nord-américaines, soutenues par des voix gouvernementales, promesses qui avoisinaient 170 000 à 200 000 emplois.

Ces chiffres s'appuyaient sur une projection de l'Institut d'économie internationale, sur la base d'une prévision de 7 à 9 milliards par an d'excédent commercial des Etats-Unis par rapport au Mexique. Or, suite à la dévaluation du peso en décembre 1994, le commerce des Etats-Unis avec le Mexique a été déficitaire en 1995. Inversant l'estimation, on arrive ainsi à une perte d'environ 300 000 emplois aux Etats-Unis rien que pour 1995.

Il est vrai que les licenciements causés par l'Alena semblent se succéder aux Etats-Unis, particulièrement dans les branches les plus vulnérables de l'industrie, comme le textile-habillement, les jouets, la construction mécanique ou électrique. La liste est longue : 520 emplois supprimés par Fisher-Price ; Fruit of the Loom planifie d'en supprimer 3 200 et de fermer six usines, Wrangler d'en fermer trois et de supprimer 700 emplois. On pourrait multiplier les exemples. Ainsi, 80 000 chômeurs se sont inscrits en 1995 auprès du département du travail pour être indemnisés au titre de suppressions d'emplois dues à l'Alena.

Cependant, il faut se garder de toute appréciation rapide sur ce sujet. Dans les entreprises, les branches et les régions directement concernées, la situation est dramatique pour les salariés. Il ne faudrait pas en déduire pour autant qu'il existe un effet de vases communicants, et que les emplois perdus par les salariés des Etats-Unis seront récupérés par les salariés mexicains.

D'abord parce que les entreprises concernées suppriment souvent purement et simplement une partie de leurs activités, en arguant de la concurrence du Mexique, due au faible coût du travail dans ce pays. Ensuite, parce que même lorsqu'il y a délocalisation, celle-ci ne constitue qu'un aspect d'une restructuration plus globale de l'entreprise, en réaction à une demande insuffisante, basée sur le sacrifice de la plus grande part possible de masse salariale. L'exemple de la société Moulinex en France le montre bien. Il y a alignement vers le bas pour tous les salariés, à l'échelle internationale.

Par ailleurs, si on se place au niveau global, on s'aperçoit qu'il n'y a pas gain net d'emplois au Mexique. On peut faire référence à ce sujet à une étude intitulée Rien de drôle dans l'Alena, publiée par un réseau d'ONG des deux pays : non seulement les suppressions d'emploi ont été multipliées par deux aux Etats-Unis en 1995, mais le chômage a également doublé au Mexique entre septembre 1994 et 1995 ­ ce qui se conçoit aisément dans la mesure où les faillites et les suppressions d'emploi dues à la concurrence nord-américaine et plus généralement à la politique d'ajustement structurel, ont largement compensé les créations d'emplois dans les maquiladoras.

Le pouvoir d'achat du salaire moyen a diminué de 54 %. Enfin, sur les 334 entreprises nord-américaines qui ont délocalisé des activités au Mexique, beaucoup sont hautement polluantes. Conclusion prévisible : les seuls bénéficiaires de l'Alena sont les entreprises multinationales, en particulier nord-américaines. En outre, des deux côtés de la frontière, les femmes ont particulièrement subi les conséquences prévisibles. Aux Etats-Unis, elles étaient nombreuses dans les branches de l'électronique et de la confection, qui ont supprimé des emplois. Au Mexique, les maquiladoras en pleine croissance les surexploitent.

Les « maquiladoras »

Les Fausses Promesses de l'Alena : la frontière trahie, une étude publiée par Public Citizen et le Réseau mexicain d'action face au libre commerce (RMALC) en janvier 1996, recense les conséquences de la tendance à la concentration frontalière des industries d'assemblage en zone franche, en mettant particulièrement l'accent que les dégâts pour l'environnement, les accidents du travail et de dégradation de la santé des salariés et plus généralement des habitants de la zone.

Cependant, l'implantation des maquiladoras est déjà ancienne ­ elle date du milieu des années 60 ­ et elle s'est intensifiée bien avant l'entrée en vigueur de l'Alena, avec la politique d'ouverture pratiquée par Salinas : adhésion du Mexique au Gatt en 1986, orientation définitive vers une stratégie économique néolibérale dès 1987, programme d'austérité et privatisations à la clef. L'Alena change-t-il véritablement quelque chose à cela ?

On peut avancer l'idée que la fonction de l'Alena est avant tout idéologique et politique : le traité signifie l'ancrage définitif du Mexique à une économie soumise aux lois du marché, et son adhésion sans réserve à la mondialisation néolibérale, loin des tentations populistes du PRI de l'ancienne génération. Ainsi, les flux de capitaux observés depuis le début des années 90 auraient peut-être été davantage dus au retour de la « confiance », pour employer le jargon du FMI, qu'aux brillantes perspectives de croissance industrielle du pays. L'effondrement du peso en décembre 1994 et la fuite accélérée des capitaux a d'ailleurs bien montré qu'il s'agissait beaucoup plus de placements spéculatifs et à très court terme que d'investissements productifs.

Ces réserves faites, il est indéniable que l'Alena a eu, et continuera à avoir, des effets repérables sur le type de spécialisation de l'industrie mexicaine, à l'intérieur et hors des maquiladoras. Seule leur ampleur est pour l'instant difficile à évaluer avec précision.

Les « règles d'origine » jouent à cet égard un rôle particulier. Il s'agit des dispositions prévues dans le traité selon lesquelles les exportations mexicaines en direction des Etats-Unis doivent comporter un pourcentage minimal de valeur ajoutée au Mexique même. Ces clauses sont, pour les Etats-Unis, un moyen d'éviter que des firmes d'autres pays, en particulier de l'Est et du Sud-Est asiatique, n'utilisent le Mexique comme base d'exportation afin de contourner les barrières protectionnistes.

Aujourd'hui les entreprises mexicaines ont le choix entre le régime douanier de l'Alena ou l'ancien système. L'incitation que pourrait repésenter les dispositions de l'Alena à élever la valeur ajoutée produite au Mexique, en utilisant des processus techniques d'une plus grande complexité, risque d'être assez limitée. En effet, au moment de l'entrée en vigueur du traité, la plus grande partie des exportations des maquiladoras avaient déjà un accès libre au marché des Etats-Unis.

De plus, les droits appliqués par les Etats-Unis sur leurs importations mexicaines étaient déjà bas. Il peut néanmoins y avoir une différence par rapport au système précédent, dans la mesure où les droits de douane porteraient désormais uniquement sur la valeur ajoutée au Mexique et non sur la valeur des fournitures et consommations intermédiaires, importées des Etats-Unis. Cela pourrait encourager les investissements industriels requérant des intrants de plus haute technologie.

Néanmoins la contrepartie de cette modification est qu'aujourd'hui les fournitures doivent rester identifiables dans le produit, ce qui risque d'accentuer les tendances à mettre l'accent sur le caractère d'« assemblage » et de limiter techniquement la complexité du processus productif et l'intégration des différentes branches industrielles. Il y a donc là un jeu de facteurs qui pèsent tous dans des directions opposées. Même si le passé a montré qu'il peut exister des maquiladoras qui ne soient pas uniquement des industries d'assemblage et qui incorporent des technologies plus complexes (comme l'usine Ford d'Hermosillo) (1), on peut penser qu'au total les tendances dominantes joueront en sens inverse.

Dans l'ensemble, et sans entrer dans le détail technique des régimes d'importation et d'exportation, il ressort des nombreuses études réalisées au Mexique sur le sujet que les années à venir verront probablement une tendance au rapprochement des industries maquiladoras, qui commenceront timidement à produire pour le marché mexicain, et des autres entreprises, qui utiliseront de plus en plus de fournitures importées, alors même que les avantages commerciaux spécifiques des maquiladoras s'estomperont. Quant à leurs « avantages » sur le plan du droit du travail, ou plutôt de son absence, on sait que le gouvernement mexicain, en attaquant depuis plusieurs années le droit syndical, fait en sorte qu'ils s'étendent aussi à l'ensemble du territoire national.

En définitive, l'impact réel de toutes les dispositions du traité dépend largement de l'évolution de la demande, aussi bien mondiale que mexicaine. Et c'est justement là tout le problème : un grand nombre d'entreprises industrielles, en particulier les plus grandes et celles qui se consacrent à l'exportation, ont beaucoup investi au cours des trois dernières années : elles ont incorporé de nouvelles technologies, souvent en réduisant leur personnel. Cependant, beaucoup d'entre elles, tout en faisant des profits, sont très endettées et se heurtent à une insuffisance de la demande, conséquence, au Mexique même, de la diminution drastique des salaires réels.

Or ceci est, au coeur même du modèle de développement suivi, une contradiction insurmontable.


Volcans, numéro 23/numéro 9

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