Attention, ce site n'est qu'une sélection des archives de la revue Volcans.

Le site définitif et officiel de la revue Volcans.


Impunité de fait, impunité de droit

Par Gilberte Deboisvieux

Avocate de la famille de Madeleine Lagadec, ancienne responsable de l'Amérique centrale à la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH), Gilberte Deboisvieux analyse les différentes situations d'impunité existantes, d'un point de vue juridique et sociologique.

L'impunité est un phénomène universel, mais l'homme étant un animal social et moral, l'absence de règles ou de normes que sous-entend l'existence de l'impunité entraîne des troubles graves tant sur le plan comportemental que psychique.

L'existence de l'impunité peut être la conséquence de l'absence de règles ou d'absence d'application de celles-ci. Elle résulte en général, d'un rapport de forces archaïques et élémentaires et (ou) d'une absence d'Etat. On qualifiera cette situation d'impunité de fait.

Elle peut également être le résultat de la volonté politique d'un gouvernement qui, soumis aux pressions de groupes puissants, légitimera en quelque sorte, par une loi d'amnistie, les violations des droits de l'homme qu'ils auront commises. On ne pourra alors sérieusement parler d'Etat de droit mais seulement d'Etat légal, puisque l'Etat de droit suppose une application réelle et indifférenciée des règles adoptées par l'Etat légal.

L'impunité de fait

La situation de crise aiguë survenue avec les conflits armés et les coups d'Etat, ces dernières décennies, dans le Cône sud ou l'isthme d'Amérique centrale, a favorisé les actions les plus brutales et les plus sanglantes. Couvertes par une impunité de fait absolue, ces actions créent une impression d'arbitraire, génératrice du sentiment d'insécurité.

Cette situation de violence conduit à des attitudes de survie :

- Il n'y a plus d'anticipation, ni de projets, l'avenir étant trop peu sûr et impossible à prévoir. Seul, le présent garanti pour ce qu'il est, peut offrir quelques points de repère.

- Il n'y a plus de passé. Trop douloureux ou trop dangereux, il ne peut être formulé, car il risquerait de compromettre les attitudes de survie immédiate.

La perte des points de repère conduit à l'absence de distanciation avec les événements, à la destructuration des individus. Les populations soumises à l'arbitraire le plus total ne peuvent formuler ce qui leur arrive, puisque pour ce faire, il faut prendre des distances, se placer « à l'extérieur ». Elles ne peuvent plus faire la différence entre le dehors et le dedans avec tout ce que cela entraîne de comportements archaïques de satisfaction immédiate et d'absence de Surmoi.

La répression finit par faire partie de leur moi intime, par être intériorisée comme une dimension normale de leur vie quotidienne. Ses victimes peuvent confusément se vivre comme des délinquants et la ressentir méritée.

En général, la violence arbitraire brise les structures sociales, pour ne laisser subsister qu'une relation verticale individuelle entre l'oppresseur et le réprimé.Toute notion de solidarité disparaît, puisqu'elle nécessite un discours « autre », et la création de relations horizontales.

Ainsi fait-on exister un ordre pervers où la violence fait loi.

L'impunité de droit ou la loi d'amnistie

En Amérique Latine, les gouvernements de transition démocratique ont eu une forte propension à faire adopter des lois d'amnistie au nom de la « réconciliation nationale ». Le Chili, l'Argentine, le Mexique, la Colombie et récemment le Salvador se sont livrés à cet exercice de gymnastique juridique. On peut d'ailleurs se poser la question de savoir comment il est possible d'imposer une réconciliation à quelqu'un qui demande justice ? Pour qu'il y ait réconciliation il faut être deux.

La loi d'amnistie est une cause d'extinction de la peine lorsqu'elle intervient après la condamnation, et d'extinction de l'action publique puisque par l'effet de l'amnistie, le fait reproché perd son caractère délictueux. Les faits non encore découverts ne peuvent donc plus être recherchés et ceux qui sont découverts ne peuvent plus être punis.

Toutefois, les poursuites restent possibles, lorsqu'il y a pluralité d'infractions qui n'ont pas été toutes amnistiées ou lorsque les faits reprochés sont susceptibles de plusieurs qualifications et que seule, l'une d'entre elle est amnistiée. D'autre part, si l'amnistie éteint l'action publique, elle n'empêche pas l'action civile, c'est à dire de demander réparation puisque le fait amnistié, s'il n'est plus délictueux, n'en reste pas moins dommageable pour la victime. La procédure se déroulera alors devant les juridictions civiles et ne sera pas soumise aux délais de prescription de l'action pénale.

Ces possibilités, spécifiques du droit français, se retrouvent dans presque tous les pays d'Amérique centrale et du sud.

Pourquoi une loi d'amnistie ?

Il ne faut pas se leurrer, la plupart du temps, les nouveaux gouvernements, même élus, issus des grands conflits sanglants ont des liens puissants d'intérêts ou de parentés avec les dictateurs ou les tortionnaires d'hier. Ils sont de la même catégorie économique, la même origine sociale. Ils ont fréquenté les mêmes écoles. Lorsqu'il est question de réconciliation nationale, c'est d'une réconciliation entre eux et leurs pairs qu'il s'agit.

En réalité, la loi d'amnistie ne profite qu'à une catégorie de population, puisque les plaignants ont déjà, par définition, été sanctionnés pour leurs fautes supposées, lorsqu'ils ont été arrêtés, ou torturés ou tués ou encore ont disparu. Ce qui se joue à travers ces lois, c'est une tentative de faire taire la parole et d'étouffer la mémoire. Par la loi d'amnistie il est dit : ce que vous avez fait ne compte pas ou n'existe pas.

Cet état de choses démontre que la loi ne s'applique pas de la même façon pour tous et que parler d'état de droit dans un tel contexte peut être une forme de cynisme. Et pourtant, même cette stratégie laisse fréquemment les auteurs des infractions aux Droits de l'homme en général et l'armée en particulier insatisfaits.

La loi d'amnistie empêche, certes, les poursuites, mais les faits demeurent. Qui dit amnistie, dit faits à amnistier, donc éventuellement passibles de poursuites. Malgré les intentions secrète de ses auteurs, la loi d'amnistie ne fait pas disparaître la mémoire. La loi d'amnistie, qui protège les auteurs des violations des droits de l'homme de la sanction pénale, ne les met pas à l'abri du jugement de l'histoire. Malgré son pouvoir dénégateur, la loi d'amnistie ne légitime pas les actions commises. C'est souvent ce que redoute l'armée. Elle considère que sa « lutte contre la subversion » lui a donné le pouvoir de sommer le pays d'être reconnaissant.

C'est la raison pour laquelle, elle agira souvent dans le secret sans reconnaître l'existence de ses agissements et même parfois l'existence de ses victimes. Ce qui nous ramène aux considérations sur l'impunité de fait...


Volcans, numéro 22

Attention, ce site n'est qu'une sélection des archives de la revue Volcans.

Le site définitif et officiel de la revue Volcans.