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Enfants des rues : fatalité ou responsabilité ?

Par Alphonse Tay

Alphonse Tay travaille à l'Unesco depuis 1984 à l'administration du programme de coopération avec l'Unicef sur la protection, le développement et l'éducation de la petite enfance. Il est responsable du programme Education des enfants de la rue et des enfants travailleurs.

Pedro, un maigre mais beau garçon, accoutré d'une culotte et d'une chemise usées qui sont un peu trop grandes pour lui, a l'air d'avoir dix ans, mais il en a au moins quinze en réalité. Les trottoirs devant un grand magasin d'Ipanema, l'un des plus riches quartiers de Rio de Janeiro, constituent son domaine principal de survie, plus exactement celui de son petit groupe de gamins des rues. C'est là où, de préférence, il se débrouille pour survivre. Une bonne douche lui ferait du bien. Mais sa douche à lui, c'est l'eau de mer. Et il ne peut s'en servir qu'en été, lorsque la mer devient chaude. En d'autres saisons, peu lui importe l'hygiène du corps. Ses problèmes les plus importants sont alors le froid, la faim, la soif, un abri, la peur des « commandos anti-gamins des rues »... La plaie qu'il porte à une cheville a toutes les chances de s'aggraver davantage dans quelques jours faute de soins. Mais Pedro n'est pas toujours triste. Contre l'angoisse et la tristesse, il a ses copains et ses copines, mieux encore, son sac en plastique contenant de la colle, qui libère assez de vapeurs de dissolvants enivrants pouvant momentanément lui changer la vie. En cas de besoin, il lui suffit de plaquer l'ouverture du sac sur le nez pour se trouver dans un monde imaginaire de bonheur, loin de son environnement réel et infernal.

Depuis quelques années, il ne sait où Maria et Flavia, ses grandes soeurs de 16 et 18 ans, vivent du métier le plus vieux du monde. En fait, c'est la seule chose qu'il leur reste à faire dans leur condition d'exclues sociales, parce que c'est le plus facile des métiers, bien que ce soit aussi le plus dangereux, comme chacun le sait.

Il y a trois ans, Pedro devait, à son tour, quitter la maison, un taudis situé dans l'une des favelas ou bidonvilles les plus proches d'Ipanema pour se débrouiller et survivre dans la rue. Il n'avait que cinq ans lorsque Rodrigues, son père, alors chauffeur de camion dans une petite entreprise, avait été licencié pour faillite et n'arrivait plus à trouver un autre travail.

Des liens familiaux douloureux

N'ayant eu ni une éducation suffisante ni une véritable formation professionnelle parce que sa famille à lui était déjà pauvre, il ne pouvait rien entreprendre seul pour nourrir sa femme et ses enfants. Après son licenciement, les premiers temps, il s'était d'abord livré par désespoir au milieu des trafiquants de tout genre pour s'en sortir. Mais, humilié par la pauvreté et fatigué de bricoler pour survivre au moyen de petits boulots occasionnels par lesquels il se faisait abusivement exploiter, il était devenu, à la longue, une éponge à alcool. Puis il y avait définitivement troqué sa volonté de se battre pour une vie « normale » contre les faux paradis de la mort sociale, puis de la mort tout court à un terme pas très lointain, et assurée par le plaisir des drogues. Il n'avait plus alors d'aucun intérêt pour personne. Il avait fini par disparaître, et cela, depuis plusieurs années. Est-il toujours vivant quelque part à Rio ? Dans une autre ville ? A l'étranger ? En prison ? Est-il mort ? Nul ne sait. A cause de l'histoire de son père, Pedro est sans liens de famille élargie.

Malgré tout, il n'a jamais oublié son père ni cessé d'aimer l'image formidable, selon lui, qu'il en a gardée. Rodrigues lui manque cruellement. Alors il n'hésite pas d'idéaliser ses qualités personnelles devant ses copains chaque fois qu'il le peut et de fabuler sur ses talents et ses manières « uniques » de conduire un camion, qu'il raconte comme des exploits.

L'existence de Rosa, sa mère, d'origine pauvre, elle aussi, et qui a encore moins d'éducation, lui est précieuse. Pedro lui rend encore de rares visites qui réveillent en lui à la fois l'amour filial et le sentiment d'échec familial et social. Naturellement belle, elle survit, vaille que vaille, de petits boulots, source d'un peu de dignité, comme celui de la plonge, quand elle en trouve dans des restaurants de basse catégorie des quartiers pauvres. Mais Pedro ne pouvait pas s'entendre avec Rosa. Elle le battait fréquemment parce qu'il avait horreur de voir d'autres hommes venir prendre la place de père, l'instant d'un après-midi ou d'un soir, contre un peu d'argent, souvent sous ses yeux, puisqu'ils n'ont, tous les deux, dans leur bidonville, qu'une seule pièce qui sert à tout. Pourtant, tout n'était pas simple pour Rosa. Elle était encore un peu jeune et suffisamment séduisante. Ces visites mercantiles qui dégoûtent tant son fils mais qui étaient pour elle de véritables occasions de suspendre sa solitude affective et d'espérer faire la rencontre d'un prince riche et charmant avec qui elle pourrait faire le restant de sa vie, étaient toujours traversées par de soudains éclairs moraux, source d'un insupportable mépris d'elle-même. C'était à la fois des moments de joie et de confusion sentimentale où le sacrifice volontaire de sa dignité sur l'autel de la pauvreté était un drame douloureux auquel elle ne pouvait jamais s'habituer. Ce qui expliquait sans doute les violences qu'elle exerçait sur son fils et, avant lui, sur ses filles, qui avaient disparu du domicile. Mais que faire ? Seule, sans ressources et sans protection sociale, Rosa dépendait de l'argent de ces visites.

Cette petite histoire de Pedro est des moins dramatiques parmi celles des enfants et des familles définitivement pris au piège infernal de l'exclusion sociale. Des enfants comme Pedro, qui sont livrés à eux-mêmes, se comptent par centaines, que dis-je ? par milliers, dans les rues, non seulement à Rio (1), mais aussi dans toutes les grandes villes d'Amérique latine et ailleurs, que ce soit dans les pays en développement, en transition ou développés. A n'en pas douter, ce problème est devenu mondial. A l'heure actuelle, personne ne connaît leur nombre exact dans aucune ville. Néanmoins, en 1986, le Département du Conseil économique et social des Nations-Unies estimait le nombre des enfants des rues entre 30 et 170 millions dans le monde. Childhope les estimait à 100 millions en 1988 (2) et en 1994-1995, les organisations internationales concernées (BIT, OMS, ONU, Unicef) évaluaient leur nombre entre 100 et 130 millions dans le monde, dont 40 millions en Amérique latine, 5 millions en Afrique et 70 millions en Asie et le reste dans d'autres pays.

Un phénomène social

A en croire la presse internationale, c'est en Amérique latine que la gravité du problème en terme de violence souvent mortelle sur les enfants de la rue est la plus célèbre. Privés des vraies joies de l'enfance et de l'adolescence normale, beaucoup d'entre eux périssent précocement du dénuement ou des balles du mépris de leur dignité humaine et de leurs droits d'enfants (3). Ceux qui parmi eux en échappent ne vivent qu'en sursis. Ils végètent dans la détresse et trompent leur souffrance par la fuite dans l'imaginaire au moyen de comportements souvent autodestructeurs. Voulant vivre malgré tout, ils se forgent, dans la rue, une existence dangereuse et dans l'ignorance. Car, sans toit ni droits, ils se donnent une socialisation et une culture de rue en marge de celles de la société qui les rejette. Bon nombre d'entre eux n'ont jamais fréquenté l'école ou l'ont trop tôt abandonnée. Devenus adultes, ils seront analphabètes, comme Rodrigues le père de Pedro, ou au mieux illettrés. En attendant, un tourment quotidien les accompagne, constamment entretenu par la faim, la soif, des travaux périlleux et mal rémunérés, les endémies, la solitude, le manque d'affection, les harassements policiers, les tracasseries judiciaires, l'enfermement institutionnel, les prisons aux effets destructeurs pour la personnalité, les drogues, l'esclavage déguisé en travail domestique ou l'esclavage tout court, la prostitution, les abus sexuels et les graves maladies, comme celle du sida, que peuvent entraîner ces pratiques sexuelles...

Pour comprendre ce phénomène qui se développe inexorablement avec le temps on se pose des questions depuis des décennies sur ses causes, les moyens et les méthodes de le combattre ainsi que sur les origines et les identités de ses enfants. Les réponses à ces questions que l'on se posait déjà, vers 1920 en Argentine et au Mexique et après la seconde Guerre mondiale au Brésil puis, plus récemment à travers toute l'Amérique latine grâce à une forte médiatisation mondiale de l'information sur ce problème, sont à présent bien connues dans tous les pays de la région. La première cause incriminée est le caractère de l'enfant qualifié de « délinquant » qui refuse l'éducation familiale et scolaire. La deuxième est la qualité morale des parents que l'on considère comme irresponsables, sans autorité, etc. Viennent ensuite les causes abstraites relevant du domaine de la responsabilité sans faute c'est-à-dire l'efficacité de l'économie nationale, l'explosion démographique, la migration des populations rurales vers la ville, la guerre civile, etc. Et l'on ramène tout cela à un dénominateur commun : la pauvreté par laquelle on termine la boucle en culpabilisant les parents pauvres et les enfants en détresse. Jamais on ne pousse les interrogations au-delà des facteurs de la responsabilité sans faute. Et pourtant, nous savons tous que l'on ne naît pas délinquant et que la pauvreté en cette fin du XXe siècle et au cours du siècle à venir ne peut plus être considérée systématiquement comme un fait individuel relevant uniquement des qualités personnelles de ceux qui en sont victimes. La pauvreté relève aujourd'hui de plus en plus du domaine politique et social. C'est un fait devenu sociétal. De même, la croissance démographique (4) ainsi que l'analphabétisme peuvent être aujourd'hui difficilement rendus responsables du phénomène des enfants de la rue en Amérique latine. Quant aux solutions, elles sont en majorité privées et caritatives (ONG, organisations religieuses, personnes individuelles, etc.) et se limitent le plus souvent aux besoins fondamentaux de survi des enfants. Viennent ensuite les solutions internationales (divers programmes des agences du système des Nations-Unies) et enfin les solutions gouvernementales plus récentes et encore limitées en impact, surtout en matière d'éducation, où le rôle des Etats reste encore à envisager, à démarrer, à développer ou à améliorer, suivant les pays.

L'indifférence impossible

Les plus anciens intervenants en ce domaine en faveur de ces enfants restent et de loin les organisations religieuses. Mais la prolifération des ONG s'est considérablement accélérée depuis au moins une décennie. Ce qui est louable en tant que manifestation de la générosité à l'égard de l'enfance en difficulté. Mais c'est aussi en cet état de fait que réside le grand danger de la déresponsabilisation des Etats en ce domaine, si l'on n'y prend pas garde. L'exclusion sociale, surtout des enfants, avec l'ampleur qu'elle prend d'année en année, ne doit plus être laissée principalement entre des mains charitables. Une nouvelle solidarité impliquant l'ensemble des populations nationales devient nécessaire.

Car l'ampleur du phénomène des enfants de la rue nous interpelle tous parce qu'il s'agit d'un grave problème moral, une forme de violence infligée par les plus forts aux plus faibles, violence qui, « quoi qu'on dise, quoi qu'on fasse, passe par moi, par toi, par lui, par nous, par tous, partout ! » (5). En outre, sa gravité pour l'humanité doit nous interdire l'indifférence. Mais en sommes-nous à l'abri ? Cette tragédie urbaine est si surprenante, ses causes si multiples et les responsables si difficiles à désigner que l'on pourrait, par accoutumance, être tenté de la considérer comme un simple maillon de plus dans la chaîne des paradoxes spectaculaires et tragiques de l'histoire universelle auxquels l'on finit toujours par s'habituer. En effet, d'un côté, l'humanité actuelle a des raisons évidentes d'être fière des réalisations libératrices et protectrices de son espèce contre l'adversité naturelle ou d'origine humaine dans tous les domaines du savoir et du savoir-faire de l'art, de la spiritualité et de l'éthique, ainsi que de la loi en tant que fondement de la société ordonnée. Attaché à l'idée d'un progrès infini considéré comme gage d'une amélioration automatique et constante de la personne, l'être humain a beaucoup maîtrisé son environnement matériel pour son bien-être. Et pourtant, il semble politiquement impuissant et moralement blasé à l'égard de ses faibles descendants.

Voilà en quoi le phénomène des enfants des rues me semble particulièrement grave et pourquoi le rôle des gouvernements est essentiel si l'on veut vraiment résoudre cette question et non en vivre.


(1) Si le Brésil sert souvent d'exemple dans les réflexions sur la situation des enfants des rues, ce n'est pas parce que le Brésil est le seul pays affecté par ce problème, ni le pays où le problème est pire qu'ailleurs. C'est souvent, me semble-t-il, parce que le cas brésilien est parmi les plus médiatisés du monde grâce à la sensibilité de la population de ce pays à ce sujet et à la liberté d'expression dont elle ne se prive pas à son propre égard.
(2) Barker et Knaul, 1991, p.2. Voir aussi : « Dans la rue avec les enfants, Programme pour la réinsertion des enfants de la rue », Paris, 1995, p. 16.
(3) Pourtant, trente-deux pays de l'Amérique latine et des Caraïbes ont ratifié la Convention internationale sur les droits de l'enfant (Mise à jour du 2 janvier 1996, Defense for Children International) et le travail législatif accompli depuis 1986 par la société brésilienne, y compris les pouvoirs publics en matière des droits de l'enfant et de l'adolescent est remarquable. (4) « Depuis 1957, d'abord, 1963, surtout, tout s'effondre, sans que la démographie puisse être mis en cause. L'Amérique latine (...), aujourd'hui comme hier, reste très en dessous d'un niveau de peuplement susceptible de permettre un rapport efficace de l'homme avec l'espace. Le continent latino-américain, parti de 20 millions d'habitants au début du XIXe siècle, atteint 330 millions au milieu de la décennie 70 du XXe siècle. Il lui en faudrait au moins le double [dans la même période]. » Pierre Chaunu, « Histoire de l'Amérique latine », P.U.F., Paris, avril 1995, p. 122. En 1995 le taux l'« alphabétisme » était plus élevé en Amérique latine où le nombre des enfants des rues est huit fois plus grand qu'en Afrique qui est moins alphabétisée et où le nombre des enfants des rues est, pour le moment, plus faible.
(5) Roger Dadoun, « La Violence », PUF, Paris, 1983.

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