Art & Music

 

Le sujet de cet article peut sembler irréaliste, délirant ou, pire, pédant : quelques divagations inutiles destinées à finir dans les poubelles de l’histoire. Il est pourtant simple : essayer de mettre à jour certaines analogies et tenter d’observer quelques évolutions parallèles entre différents domaines artistiques, ici l’art contemporain et la musique - la House en particulier.

Ces convergences, que ce soit dans les buts ou dans les moyens des pratiques artistiques, sont néanmoins réelles et assez évidentes, pour peu qu’on veuille bien les chercher. L’intérêt d’une telle analyse est tout aussi évident, et même double :

version 1 (à lire par l’intello arty et artistisant, pour se rassurer et finir des jours paisibles) : sortir le houseux moyen de son ghetto, sympathique mais carcéral, format cellule capitonnée, où la monomanie musicale l’enferme pour lui ouvrir les yeux sur le monde merveilleux des arts plastiques, nobles et bien établis (lire: récupérés) dans la culture officielle.

version 2  (à lire justement par le sus-dit houseux moyen, chevalier inflexible et inoxydable d’une avant-garde marginale et ultime) : s’apercevoir que derrière des concepts purement musicaux se cachent des phénomènes plus complexes et rehausser de ce fait la musique moderne (oserions-nous : (post)moderne ?) et la House à l’égal des pires conneries arty.

 

Quelles sont les caractéristiques principales de la House actuelle, développées en particulier depuis l’explosion Dance de la fin des 80’s ? Il y a bien sûr les BPMs et c’est certainement l’un des aspects les plus importants, mais ce n’est pas tout, sinon on en serait tous au breakbeat sous perfusion. Parmi les particularités plus “musicales” de la House, les plus communes actuellement sont sans doute les samples (sous leurs formes et metastases les plus diverses) , le dub (les vieux routiers de la dance vous diront que ca a été long et pénible à acquérir), la construction des morceaux plutôt répétitive et circulaire que linéaire (à l’opposé de la Pop ou du Rock, et poussée à l’extrême dans la Trance), la culture du remix (plus réel que le réel - l’original -, et s’en passant d’ailleurs fort bien). On pourrait bien sûr étendre cette liste, pourtant il ne s’agit pas ici de faire un catalogue exhautif des gimmicks de la dance music mais plutôt d’isoler les points communs les plus saillants et les plus fondamentaux.

Quelles sont donc les spécificités de ces styles ? c’est à dire : quelles intentions peut-on chercher derrière ces caractéristiques purement formelles ? Pour cela on peut rapprocher les points précédents de quelques développements formels récents dans les arts plastiques (en peinture essentiellement), qui sont sans doute plus facilement identifiables et explicitables.

 

Par exemple, il suffit de se promener dans n’importe quelle exposition fourre-tout d’art contemporain, genre FIAC ou Biennale de Venise, pour se rendre compte que l’utilisation de la photographie et des images “trouvées” ou “récupérées” (c’est à dire non peintes par l’artiste) est actuellement une des particularités les plus largement répandues (si j’ose dire...). Bien sûr, cette tendance a ses origines au début des 60’s, avec le pop-art en particulier et son regard ironique sur la réalité de l’époque (la société de consommation et de spectacle dirait un situationniste attardé), bien qu’à cette époque les peintres fassent plutôt des tableaux d’après photos qu’une utilisation directe de matériaux photographiques. L’utilisation de clichés allait pourtant bien dans l’esprit pop... Ce qui caractérise l’utilisation actuelle d’images trouvées est, plus qu’un refus (une peur ?) de la peinture, la tentative de récupérer un bout de realité, de l’isoler et de l’extirper de son environnement habituel (du “réel”) pour lui donner un autre sens, pas nécessairement en relation avec l’ancien, et reconstruire ainsi une réalité nouvelle. On retrouve, en fait,  la même problématique avec le sample. Il s’agit là aussi d’isoler une voix ou un instrument de son environnement (morceau) originel et de l’utiliser pour reconstruire une nouvelle chanson. Pourtant, si l’on cherche à gommer un certain nombre de détails initiaux inutiles, voire camoufler ou maquiller l’original pour rendre la transplantation plus efficace, on ne veut cependant pas perdre toute référence au modèle : si l’on sample Aretha Franklin, ce n’est pas pour la défigurer (vocalement) et la faire sonner comme un Mickey. Ce genre de gag a fait son temps. Il s’agirait plutôt d’une défiguration du sens, voire de la dénegation à la parole de la capacité même d’exprimer un sens quelconque. Les inévitables “my love”, “let’s go”, “dance”, “work it” tournent en orbite dans un espace musical vide de sens, comme les témoins creux du désert du  réel. On ne garde plus de la “réalité” que son enveloppe formelle (la trace d’une voix humaine dans le sample, l’indice de quelque objet dans la photographie), comme s’il n’y avais plus de signification à représenter. On est bien loin alors du Rock ou de la Pop, où le sens, voire l’attitude, reste une donnée primordiale, même s’il ne subsiste maintenant (en gros depuis le Punk) que sous la forme de clichés...

A quand remonte l’utilisation des samples ? Les neo-planants de l’hypnotic groove remonteront bien sûr jusqu’au melotron utilisé dans la cosmic music des 70’s (Tangerine Dream et autres) mais ils se trompent. Le melotron (comme son nom l’indique) est avant tout un instrument mélodique classique, et le fait qu’il se base sur des enregistrements (de choeurs le plus souvent) est secondaire. Il ne faut pas confondre technique et intention. Les premiers samples véritables sont plutôt à chercher dans la “cold wave” post-punk de la fin des 70’s et en particulier chez Cabaret Voltaire (qui a survécu, comme par miracle, jusqu’à nos jours), qui utilisait des bandes enregistrées. Tout ca s’est popularisé au début des 80’s et, la technique aidant, commence à s’installer dans les studios New-Yorkais avec l’“electro”, dont un des points culminants est sans doute le “No sell out” de Keith LeBlanc composé de samples de Malcolm X, en 1984. Le sample va alors se mélanger franchement au dub lorsque Keith LeBlanc s’associera au King Dubby Adrian Sherwood d’On-U Sound à Londres pour former Tackhead et autres incarnations  d’où sortira plus tard le house-hero Gary Clail, grâce au coup de mix ibizéen d’Oakenfold. Le sample chez Tackhead a bien les caractéristiques de dissociation du réel, de regard (d’écoute ?) ironique sur le sens décrite précédemment qui seront développées plus tard dans la house actuelle. Cette tendance electro-funk indus du milieu des 80’s, avec aussi des gens comme ACR et Chakk, aura une influence certaine (bien qu’underground) en angleterre  pour aider à faire basculer la scène indie-rock à la dance music, en préparant le terrain au trop (in)fameux madchester...

 

Puisqu’on a mis un pied dans le dub, restons-y. La spécificité du dub, ce qui le différencie par exemple d’un simple remix, c’est la défiguration sonore, l’utilisation des effets et de l’écho en particulier pour déformer les voix, et en tout premier le sens de paroles, d’instruments, ou de mélodies/séquences complètes. On retrouve un peu la même problématique que le sample. Le dub opère cette altération sonore principalement grâce à l’écho, qui perturbe la clarté et le décodage auditif des voix ou intruments et introduit une notion de flou, un décalage de la mise au point (auditive!) qui fait qu’on n’identifie plus nettement les différentes composantes musicales mais qu’on percoit plutôt globalement une masse sonore dans laquelle on ne peut distinguer que grossièrement qui est qui, ou plutôt, quoi est quoi. De quoi peut-on rapprocher cette technique musicale  dans le domaine des arts plastiques ?  De nombreuses tentatives d’altération picturale peuvent certainement ici être envisagées. La plus proche est sans doute l’utilisation du flou dans de nombreuses peintures d’après photos, qui a été pratiquée par divers artistes post-pop des 60’s, et souvent de manière assez différente par chacun d’eux. Citons par exemple les peintures floues de photos (et non pas les peintures de photos floues !) de G. Richter, les peintures tramées à gros grain de S. Polke ou les photos recouvertes de sable, paille, et autre de A. Kiefer. Dans les deux domaines, l’utilisation du flou semble bien avoir un même but de distanciation par rapport à une “réalité” originale (déjà d’ailleurs elle-même représentation de la réalité), que ce soit l’image photographique, la signification  d’une séquence vocale ou même la mélodie d’un instrument.  

Une autre particularité importante du dub est la simplification, le dépouillement et l’épuration musicale de la chanson, comme une tentative d’abstraction structurelle et formelle, voire un programme minimaliste. Murk est-il un Carl André musical et Gemolotto un Don Judd sonore ?

Comme disait le Mad Professor, faire un dub c’est enlever les pistes les unes après les autres pour extraire les lignes de force et essayer de mettre à nu le coeur d’une chanson, ce qui est à l’opposé de la fabrication habituelle piste après piste, remix après remix. Notons que Michelange disait la même chose de la sculpture : il ne voulait pas créer une forme à partir du néant mais enlever des morceaux de matière au fur et à mesure pour faire apparaitre la forme cachée dans un bloc de marbre.

 

Le troisième point caractéristique de la House est la structure circulaire plutôt que linéaire des chansons, qui peut d’ailleurs tendre vers une structure en spirale dans la trance ou la progressive house (ce qui n’est pas étonnant vue la culture fondamentalement pop-rock des pays d’origine). On peut bien sûr mettre cela en parallèle avec toutes les oeuvres, principalement sculptures ou installations, qui utilisent un mouvement cyclique pour acquérir une dimension temporelle et répétitive. Par exemple les sculptures cynétiques de Tinguely et l’utilisation de séquences vidéo courtes dans de nombreuses installations.

 

Le dernier point à aborder est certainement l’un des plus importants et nécessiterait de plus longs développements : la culture du remix.  Il est tentant d’analyser le développement et la profusion endémique du remix dans la tradition post-moderne de réutilisation et de transformation d’objets : le culte du remixer plutôt que de l’artiste initial, c’est à dire du transformateur/médiateur plutôt que du créateur/producteur, l’accent mis sur la ré-interprétation et la re-structuration d’un morceau par le remixer plutôt que sur la base musicale initiale témoigne de l’opportunité d’une telle analyse. De plus, on peut facilement rapprocher cela de pratiques similaires en arts plastiques : l’utilisation de Ready-made, c’est à dire d’objets trouvés (et non créés par l’artiste) détournés de leur sens premier ou même vidés de tout sens possible. Depuis l’urinoir de Duchamp, il y a plus de 80 ans, érigé en oeuvre d’art par sa seule présence dans une salle d’exposition, les Ready-made sont devenus, avec plus ou moins de bonheur, un des lieux communs de l’art contemporain. L’artiste se place alors dans une position proche de celle du remixer puisque son rôle se limite à réarranger des objets ou des bouts d’objets, qui ont été créés par ailleurs, dans des installations nouvelles. Cette dérive auto-revendiquée de la position de l’artiste est certainement le cliché le plus répandu dans la pratique et la critique d’art contemporain. Cependant la position du remixer musical semble plus complexe car il a comme matière première non pas des objets épars mais une chanson avec sa propre structure interne, qu’il devra d’abord déconstruire pour la métamorphoser par la suite. Notons en outre que cette analyse peut aussi s’appliquer de manière générale au sample : le sample comme ready-made.

Mais le remix ce n’est pas seulement l’utilisation de ready-made musicaux, c’est surtout la création d’un duplicata plus réel que l’original  -- la naissance d’un hyperréel plus réel que le réel dirait Baudrillard -- qui acquiert son autonomie propre et même se passe fort bien de modèle. Combien de remixes n’ont rien à voir avec la version originale mais plutôt avec d’autres remixes ? Un remix de Weatherall ou de Justin Robertson est d’abord un Weatherall ou un Justin Robertson et on se fout à peu près complètement de ce à quoi pouvait ressembler le vinyl de départ (s’il a jamais existé !). Combien de remixes sortent le même jour que les originaux (ou sur le même vinyl) ? C’est alors difficile de pouvoir authentifier quoi que ce soit avec certitude, sauf si l’on nous gratifie d’une indication d’“original mix”...  Combien de remixes avons-nous dont nous ne connaissons même pas l’original, et dont de toutes manières on n’a rien à cirer ?

Cette dernière caractéristique, la métastase incontrôlée à partir d’une racine originelle dont on perd vite la trace, ne se retrouve pas véritablement de manière similaire dans les arts plastiques, ou du moins pas avec la même force. L’utilisation d’images répétées et répétitives pourrait s’en rapprocher, mais en reste une forme affaiblie. Le parallèle le plus adéquat se retrouve peut être dans l’oeuvre d’ A. Kiefer qui utilise mises en scènes, photographies de celles-ci, puis peintures ou altération de photos à l’intérieur de ses tableaux. On ne sait plus bien alors distinguer ce qui est peinture propre de ce qui est simulacre.

 

 Les divers points abordés tout au long de cet article ont été nécessairement brefs et schématiques et auraient certainement mérité de plus amples développements. S’il semble clair au lecteur qui sera parvenu jusqu’ici que ceux-ci ne sont pas complètement saugrenus, le but aura été atteint.

 

 

 

Phil C